“Harvey Milk” de Gus Van Sant : un film fondamental

Bien plus qu’une biographie de l’élu gay américain assassiné en 1978, Harvey Milk (2008) de Gus Van Sant est à l’évidence une des étapes essentielles de l’histoire des homosexuels au cinéma.

C’est le film qu’on attendait, ou qu’on n’attendait plus, selon que l’on est optimiste ou pas. Un grand film sur un grand sujet, le regard d’un grand metteur en scène sur un grand homme, une grande page de notre histoire gay qui s’intègre enfin à la Grande Histoire de notre temps. Combinaison gagnante. Sensation renversante d’être face à un des moments fondamentaux de l’histoire complexe de l’homosexualité au cinéma. Voilà Harvey Milk, nouveau chef-d’œuvre de Gus Van Sant, objet passionnant, bouleversant, d’autant plus l’un et l’autre qu’il s’adresse directement à nous, gays et lesbiennes, tout en s’adressant tout aussi directement au grand public en ne parlant que de nous.

L’homosexualité comme fait de société

C’est un changement de perspective considérable. Avec Harvey Milk, l’homosexualité quitte la sphère purement privée pour devenir un fait politique, et cela dans le cadre d’un film mainstream, c’est-à-dire d’une production d’envergure avec des stars et à destination du grand public. Autant dire qu’il s’agit d’une évolution d’importance, presque d’une révolution intellectuelle. Jusqu’à ce film, l’homosexualité à Hollywood ne concernait que des personnes, histoires d’amour ou de coming out, histoires douloureuses ou légères, mais toujours strictement individuelles. Avec Harvey Milk, l’homosexualité devient un fait de société, un événement politique, une donnée historique partie prenante de l’histoire contemporaine de la société américaine.

Harvey Milk, film politique où l’intime est essentiel, film d’amours ratées entre un homme et les quatre garçons qu’il aurait pu aimer et film engagé retraçant le combat de ce même homme, Harvey Milk, pour la reconnaissance des droits des homosexuels dans l’Amérique des seventies. Harvey Milk donc, personnage fondamental du militantisme homo outre-Atlantique, le premier homme politique à afficher ouvertement son homosexualité et à être élu dans une municipalité en ayant fait de cette identité un étendard et un combat contre toutes les intolérances, le premier aussi à avoir payé de sa vie cet engagement. C’était en 1978. C’était à San Francisco.

harvey milk

Mili-tante

Le décor est planté. Dans le film de Van Sant, il y a tout cela : les années 70 d’abord, ce mélange de libération sexuelle en pleine éclosion et de puritanisme toujours puissant tel que l’incarne la chanteuse Anita Bryant dans la «croisade» homophobe où elle parcourt les États-Unis la Bible à la main pour stigmatiser violemment les gays. San Francisco ensuite, Mecque du mouvement gay, où le quartier de Castro voit fleurir bars homos, prostitués, amateurs de cuir… et tout le mode de vie pédé alternatif : autant d’éléments qui constituent un personnage essentiel de ce film.

Et puis il y a Harvey Milk bien sûr, grandiose Sean Penn qui, au-delà de la performance physique, sait incarner les multiples dimensions de la personnalité de cet homme, à la fois son courage et son découragement parfois, à la fois son militantisme et ses échecs amoureux, à la fois son charisme et ses manières précieuses, efféminées même.

Formidable challenge : un gay héros dans un film hollywoodien, ce n’est pas si fréquent, et encore moins ce type de gay-là qui ne se fondait pas dans la masse, pas un gay gris-souris rêvant de normalisation, non : une folle expansive et timide, une mili-tante jouée par un des parangons de virilité d’Hollywood, le bad boy de l’écran ! Acte engagé d’un comédien engagé pour tous les droits civiques, toutes les minorités et tous les progressismes, un peu l’engagement pour la cause des Noirs d’un Denzel Washington devenant Malcolm X devant la caméra de Spike Lee. Car en racontant l’histoire des homos dans les seventies, leur combat, Van Sant dit quelque chose qui explique l’Amérique d’alors, de même qu’en racontant la lutte pour les droits civiques des Noirs dans les années 60, Spike Lee donnait un sens à l’histoire américaine d’alors.

Un film nécessaire

La caméra d’ailleurs, il est temps d’en parler, l’œil de Van Sant, sa mise en scène, sa démarche. Et tout cela tient en un mot : admirable. Sous des allures presque classiques de biopic, Van Sant réalise un film extrêmement novateur et audacieux où les contraires se marient : le mélo et le radicalisme politique, le réel et sa reconstitution fictionnelle, la chronologie et les fulgurances… Pas un plan où l’on ne sente la nécessité pour Van Sant de faire ce film, que ce soit dans la résurgence de ses images (les nuages, le travelling à 360°…) ou de ses thématiques (les désirs impossibles d’un homme pour un autre, l’obsession de la jeunesse, etc.). Que ce soit surtout – et c’est ce qui le rapproche de Spike Lee – dans sa manière de faire corps avec son sujet, cette revendication homosexuelle de justice, d’égalité d’affirmation et de reconnaissance.

Grâce à ce film sortie en 2008, au moment où, grâce à l’élection d’Obama, les Noirs américains intégraient enfin de plain-pied l’Histoire américaine, les gays et les lesbiennes, grâce à Harvey Milk, peuvent espérer que s’amorce pour eux un processus similaire. En écrivant cela, on repense au merveilleux discours de Robert Badinter en 1981 lors des débats sur la dépénalisation de l’homosexualité dans notre pays : «Il est grand temps de dire ce que la France doit aux homosexuels, comme à tous les autres citoyens, dans tant de domaines»…

Réintégrer la mémoire gay à la mémoire collective

Désormais, grâce à ce film au retentissement d’importance (il suffit de voir le nombre de ses nominations aux Oscars pour s’en convaincre), l’homosexualité n’appartient plus seulement aux gays américains mais à l’histoire de l’Amérique tout entière ! Sacré bouleversement, majeur, essentiel. De ce processus, on ne trouve guère d’équivalents à part peut-être, dans un passé très proche (2006), en France, avec Les Témoins d’André Téchiné. Là aussi, un grand cinéaste homosexuel choisissait, avec l’aide de stars (Michel Blanc, Emmanuelle Béart, Sami Bouajila…), de raconter une époque via le prisme homosexuel. Ce n’était pas, comme dans Harvey Milk, l’épopée de la libération gay dans les années 70 mais celle des terribles années sida dans la décennie suivante. Dans les deux cas, il s’agissait de réintégrer la mémoire gay à la mémoire collective…

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