Précipités # 2 : rencontre avec Sadie Lune


La chronique « Précipités » est une mini-galerie de portraits tenue par Wendy Delorme au gré de ses rencontres. Ce mois-ci, elle nous présente la performeuse Sadie Lune.


 

wendy delorme sadie lune copyright Claudia KentAu moment où j’écris, Sadie est probablement en train d’aider une amie à donner la vie. Sadie n’est pas sage-femme mais autour d’elle gravitent des êtres qui ont un kinderwunschsouhait d’avoir un enfant»). Sadie n’est pas Allemande mais elle vit à Berlin. C’est là qu’après plusieurs années d’itinérance des États-Unis à l’Europe, elle a donné elle-même la vie à une enfant magnifique qui a aujourd’hui deux ans et porte le nom d’un poète espagnol.

Sadie se produit depuis dix ans dans des spectacles, festivals et galeries, fait des photos, des courts-métrages, écrit. Elle m’a conquise lors d’un spectacle sur le thème «original sin» («péché originel») que j’organisais au Center for Sex and Culture de Carol Queen à San Francisco. Carol Queen est de la même génération qu’Annie Sprinkle et toute une armée d’Amazones qui ont porté dès les années 1980 un discours féministe inédit sur les corps et les sexualités : plutôt que de promouvoir la censure des images pornographiques mainstream dont les modes de production et de distribution sont contrôlés par les hommes, elles proposent aux femmes et aux minorités sexuelles de produire des représentations qui reflètent les pratiques, les corps et les dynamiques des sexualités minorisées. Elles encouragent à connaître soi-même son corps et à le soigner pour ne pas dépendre uniquement de l’institution médicale patriarcale. À mi-chemin entre la mouvance post-porn et la second wave féministe inspirée par l’ouvrage Our Bodies, Ourselves, Sadie développe des espaces-temps et des moments scéniques qu’on pourrait nommer «performances» mais qui relèvent plus de l’interaction. En digne héritière d’Annie Sprinkle, elle a repris le «Cervix show and tell» («narration et monstration du col de l’utérus»), spectacle durant lequel elle invite le public à venir regarder avec une lampe de poche l’intérieur de son anatomie exposé au moyen d’un spéculum transparent.

Cette première fois, Sadie m’est apparue en costume d’Ève, échevelée et splendide, ses deux serpents adoptifs enroulés autour de ses bras et de son corps, en pleine dispute imaginaire avec un Adam irrespectueux des principes de base de la polyamorie. À l’issue du spectacle, je l’ai suppliée de me rejoindre pour une tournée qui se préparait en Europe. Elle est venue, les valises débordantes de costumes, d’un fouillis d’objets hétéroclites (une combinaison de latex intégrale, de multiples boîtes de paillettes de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, un vibromasseur géant, deux ombrelles, des mètres de corde et de dentelles, une flopée de préservatifs, du lubrifiant, des spéculums, de la laine et des aiguilles à tricoter…) qui trouvèrent chacun leur utilité au fil des spectacles, de Berlin à Paris en passant par Malmö, Stockholm, Bruxelles et Francfort. Un dialogue s’est alors ouvert entre nous sur la possibilité de vivre maternité, parentalité et féminité en négociant les marges des systèmes sociaux, médicaux et juridiques qui gèrent et disciplinent les corps maternels. Sadie n’a pas voulu vivre sa grossesse dans l’institution hospitalière. Elle n’a pas voulu être parent dans l’institution du mariage, pas voulu être femme dans l’institution de l’hétérosexualité, ni être amoureuse dans l’institution de la monogamie. Elle n’a pas voulu de l’institution psychiatrique pour être saine d’esprit. Tous ces choix ne vont pas sans efforts, sans inconfort, sans renoncements. Avec une certaine exigence et le sentiment de ne jamais bien y arriver, elle questionne, imagine et tente d’ouvrir des chemins de traverse. Sadie a toujours été du côté des prostitué-e-s, des gouines, des gays, des psychiatrisé-e-s, des personnes qui cherchent un autrement, un comment faire, un autre chose et un ailleurs.

Vous ne trouverez pas Sadie sur Facebook mais vous pourrez sans doute la croiser dans un festival LGBT ou féministe lors d’un atelier sur la sexualité, comme celui qu’elle organise en ce mois d’octobre lors de la prochaine édition du Porn Film Festival alternatif de Berlin. Si vous venez sous son ombrelle, elle pourra vous parler d’anatomie sexuelle et vous donnera peut-être le sentiment d’être unique et spécial-e, que c’est une belle chose d’être qui vous êtes, quel que soit votre genre et votre sexualité.

www.sadielune.com

Photo © Claudia Kent

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