L’Enlèvement au sérail

L’Enlèvement au sérail ou l’opéra de la réconciliation

Quelques jours seulement après la première de L’Enlèvement au sérail de Wajdi Mouawad, il est bien trop tôt pour juger des conséquences de ce que nous avons vu. Mais c’est sans conteste une petite révolution qui s’est déroulée à l’Opéra de Lyon.

Pour sa première mise en scène lyrique d’une œuvre ancienne, Wajdi Mouawad frappe fort et juste et rentre dans la cour des grands. Voilà presque trente ans que L’Enlèvement au sérail n’avait pas été représenté à l’Opéra de Lyon. Mais est-ce bien l’œuvre de Mozart qui nous est proposée aujourd’hui? Oui et non.

Oui, car rien n’a été modifié du texte mis en musique et la magie de Mozart opère toujours. Non, car les dialogues parlés ont été réécrits. Il y aura bien quelques puristes pour pousser des cris d’orfraie, mais le travail de Wajdi Mouawad (dont on avait pu voir un aperçu avec sa trilogie Des femmes donnée aux Célestins en 2011) est ici remarquable. Et, n’en déplaise aux gardiens du temple, on peut souhaiter que cette réécriture devienne une référence et soit réutilisée partout où L’Enlèvement au sérail sera donné.

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Quand le monde d’aujourd’hui s’invite chez Mozart

Il est désormais acquis que des modifications, voire des coupures, peuvent être apportées aux opéras, pour des raisons plus ou moins valables et parfois avec un goût douteux. Récemment, en Allemagne, c’est ainsi une autre œuvre de Mozart, Don Giovanni, qui a été modifiée pour ne pas choquer le président turc Erdogan, qui assistait à la représentation. Dans le célèbre «air du catalogue» de Leporello (qui énumère les conquêtes féminines de son maître), les quatre-vingt-onze turques évoquées sont devenues quatre-vingt-onze persanes… Un détail, certes, mais un détail révélateur du climat géopolitique actuel, qui vient poser son empreinte sur des œuvres vieilles de plusieurs siècles.

Ainsi, l’an dernier à Aix-en-Provence, le metteur en scène Martin Kušej n’a pas hésité à transposer l’action de L’Enlèvement au sérail dans les territoires contrôlés par Daesh, contraignant même la direction du festival à faire retirer des scènes de décapitations jugées trop choquantes. Car si, lors de sa création en 1782, cet opéra (narrant l’histoire de Belmonte qui veut récupérer sa bien-aimée Konstanze, kidnappée et achetée par le pacha Selim) était vu comme une comédie légère, il ne peut plus être perçu aujourd’hui comme il l’était au XVIIIème siècle.

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Wajdi Mouawad contre le “choc des civilisations”

Serge Dorny, le directeur de l’Opéra de Lyon a été bien inspiré d’en confier la mise en scène à Wajdi Mouawad, un homme à la double culture orientale et occidentale. En réécrivant les dialogues, il met au cœur de l’opéra l’incompréhension réciproque entre Orient et Occident – une incompréhension dépassée et résolue par les deux héroïnes, Konstanze et Blonde. Captives pendant deux ans, elles ont eu le temps de découvrir cet Autre, sa richesse et sa culture. Une fois libérées, elles ne peuvent plus supporter l’arrogance et les préjugés des uns et des autres, qui ont en commun de vouloir soumettre les femmes, que ce soit dans un harem du Moyen-Orient ou dans un salon bourgeois européen. En revendiquant leur liberté de penser et d’aimer, Blonde et Konstanze deviennent sous la plume de Wajdi Mouawad les symboles de l’universalisme humaniste si cher à Mozart.

Et que dire d’Osmin, le gardien du sérail ? Il n’est plus la caricature du cruel tortionnaire qui souhaite «décapiter, pendre, empaler, brûler, noyer, écorcher». Il devient un homme touchant, éperdument amoureux et effondré quand son maître Selim ordonne la libération de Blonde.

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Sans négliger l’humour qui jalonne l’œuvre, Wajdi Mouawad y apporte sa vision, pacifiée et bienveillante, remplie de l’espoir d’une réconciliation des cultures qui viendrait conjurer le choc des civilisations. Sur scène, les décors d’Emmanuel Clolus sont beaux et sobres. Ils évoluent lentement, entraînant le public à la découverte progressive du palais, le promenant de la façade jusqu’au saint des saints, le sérail. C’est l’occasion de saluer les technicien-ne-s, ouvrier-e-s et artisan-e-s de l’Opéra de Lyon qui travaillent des mois pour construire ces décors.

Une révolution de la mise en scène lyrique

Le plateau vocal ne démérite pas et offre une belle présence scénique. David Steffens, dans le rôle d’Osmin, est une basse dotée d’un beau timbre et d’une belle projection, même dans les notes les plus graves. Jane Archibald (en Konstanze) délie avec aisance les redoutables vocalises de Martern aller Arten. Les ténors Cyrille Dubois (en Belmonte) et Michael Lorenz (en Pedrillo) ont une fraîcheur vocale réjouissante. Petit bémol toutefois pour la soprano Joanna Wydorska (Blonde) : bien qu’elle soit parfaitement à l’aise dans les aiguës, ses médiums en revanche manquaient de volume sonore, en particulier dans les airs d’ensemble, où sa voix était vite recouverte par celles de ses partenaires.

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Dans la fosse, Stefano Montanari nous a habitués à une direction plus dynamique. Ses tempi plus lents auraient pu être gênants pour un Enlèvement au Sérail traditionnel, qui requiert de l’éclat et de l’effusion. Mais cette fois-ci, la direction légèrement teintée de mélancolie et de retenue s’accorde en tout point avec le propos développé par Wajdi Mouawad.

Aller voir cet Enlèvement au sérail, ce n’est pas assister à une énième version de l’opéra de Mozart. C’est vivre et participer à une révolution de la mise en scène lyrique et pouvoir dire : «j’y étais». Aucune excuse donc pour rater cela, d’autant que L’Enlèvement au sérail sera diffusé sur grand écran samedi 9 juillet place des Terreaux à Lyon et dans plusieurs villes de Rhône-Alpes.

 

L’Enlèvement au sérail, jusqu’au 15 juillet à l’Opéra de Lyon, 1 place de la Comédie-Lyon 1 / 04.69.85.54.54 / www.opera-lyon.com

2 commentaires

  • Monique ARMAND

    Bonjour
    J’étais hier ,dimanche 26 à l’Opéra et je me suis régalée !!
    Tout m’a enthousiasmée et réjouie.
    Les décors sobres (qu’est ce que ça fait du bien ),la mise en scène,aboutie, les chanteurs tous très bons.
    Un grand merci au metteur en scène qui a su faire passer plus que de la tolérance .Surtout un Osmin qui n’est plus grotesque et sanguinaire mais un homme séduisant et attachant.
    Merci à tous de tout coeur.

  • Ludovic Magnouloux

    Pour la première fois que je voyais l’enlèvement au sérail, je n’avais rien lu sur le sujet auparavant afin d’avoir un regard neuf. J’ai tout de suite été conquis à la fois par la musique, le livret et le décor. Je trouvais d’ailleurs à chaud que le livret était particulièrement moderne pour l’époque et reflétait parfaitement certains de nos problèmes sociétaux…
    L’excellent article ci-dessus de M. Mur (dont je partage les analyses) m’a permis de corriger mon fourvoiement et d’apprécier d’autant plus a posteriori le travail de metteur en scène de M. Mouawad.
    Soirée inoubliable en tout cas !

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