Antoine Idier - Guy Hocquenheim

Antoine Idier raconte le militant gay Guy Hocquenghem

Ancien collaborateur d’Hétéroclite, diplômé de l’Institut Politique de Lyon (ses premières recherches portaient sur la vie homosexuelle lyonnaise dans les années 70 et ont paru en 2012 aux éditions Michel Chomarat sous le titre Dissidanse rose), Antoine Idier a publié en janvier la première biographie en français consacrée au militant gay Guy Hocquenghem (1946-1988).

Normalien, journaliste, essayiste et romancier, celui-ci fut l’une des figures les plus marquantes de l’après-Mai 68 et l’un des protagonistes du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) en 1971 avant de mourir du sida en 1988. Parallèlement à la sortie de sa biographie, les éditions Verticales ont publié en début d’année Un journal de rêve, un recueil de ses articles postfacé par Antoine Idier.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à Guy Hocquenghem ?

Antoine Idier : Lors de mes recherches pour mes deux livres, et en particulier au fil des rencontres avec les militants gays des années 70 et 80, le nom de Guy Hocquenghem ne cessait de revenir, comme une figure mythique. Il m’est apparu fondamental de redécouvrir ce personnage, que certains considèrent aujourd’hui comme l’un des «pères fondateurs» de la théorie queer mais que l’on connaît bien mal. Il semble avoir en effet anticipé de nombreuses questions très contemporaines : les problèmes de l’identité, la revendication de l’homosexualité…

Hocquenghem a aussi été une figure majeure de la gauche radicale. Il a été à la fois un militant, un journaliste, un polémiste, un philosophe, un romancier. Il a écrit une petite vingtaine de livres et a traversé les débats majeurs qui ont agité la gauche dans la seconde moitié du XXème siècle : la sexualité, l’homosexualité, le minoritaire, le rapport au marxisme ou encore la question de l’enfance. Autant de débats de fond, qui concernent bien sûr le passé mais aussi le présent et l’avenir.

En quoi peut-il être vu comme un précurseur de la théorie queer ?

Antoine Idier : Ce qui est assez frappant chez Hocquenghem, c’est son balancement permanent autour de la question : que faire de son homosexualité ? D’un côté, il a fait un coming out retentissant, dans un article en forme d’autoportrait publié dans Le Nouvel Observateur le 10 janvier 1972. Il y raconte son homosexualité, la manière dont il l’a vécue et comment elle a été impossible à vivre à l’intérieur de la gauche radicale. Mais, d’un autre côté, dans son livre Le Désir homosexuel, publié pourtant la même année, il met en garde contre le geste de revendication et le fait même d’accepter de se désigner comme homosexuel.

Il défend donc deux positions en apparence contradictoires et c’est une tension que l’on retrouvera tout au long de ses interventions. Par exemple, au milieu des années 70, il devient particulièrement virulent envers la communauté gay et ses lieux de sociabilité. Mais, dans le même temps, il écrit une histoire de l’homosexualité avec le livre et le documentaire Race d’Ep ! (réalisé par Lionel Soukaz en 1979), en expliquant qu’affirmer son appartenance à une histoire collective, c’est le seul moyen de se protéger et de se défendre.

Est-ce l’identité homosexuelle en particulier qu’il remet en cause, peut-être au bénéfice d’une autre identité politique ?

Antoine Idier : Hocquenghem défend le projet de «ne pas se satisfaire de n’être que soi». Il avance qu’on ne doit pas accepter une identité, qui n’est que le résultat d’un processus social de normalisation, mais au contraire sans cesse chercher à échapper à toute identité : l’identité sexuelle, bien sûr, mais aussi l’identité nationale, par exemple. Il faut selon lui ne jamais se satisfaire d’être Français ou homosexuel.

Est-ce cet ouvrage, Le Désir homosexuel, qui en fait un auteur si important pour les théoriciens queers ?

Antoine Idier : Ce livre a tout de suite été traduit dans de nombreuses langues (en anglais, en italien, en allemand, en espagnol…) mais il a ensuite disparu de la circulation. C’est seulement au début des années 90 que des penseurs et militants qui appartenaient au champ de la théorie queer se sont à nouveau intéressés à cet ouvrage et l’ont réédité. Ils y trouvaient un écho à leurs préoccupations. Mais, dans le même temps, toute une autre partie des interventions d’Hocquenghem étaient oubliées et passaient à la trappe. C’est aussi quelque chose qui m’a soucié : chercher à restituer la diversité de ses interventions (une idée qui a nourri aussi le projet du recueil Un journal de rêve). Il est impossible à mes yeux d’associer Hocquenghem à un seul point de vue. Il a plutôt défendu une constellation de points de vue.

Dans l’œuvre d’Hocquenghem, il y a aussi ce pamphlet, La Beauté du métis, sous-titré Réflexion d’un francophobe, qui est une sorte de déconstruction violente et polémique de l’entité «france» (écrite avec une minuscule). Est-ce que cet ouvrage a eu une influence sur les mouvements post-coloniaux ou dé-coloniaux ?

Antoine Idier : C’est un livre contre l’identité nationale et la manière dont la France produit une conscience culturelle d’être français. Mais il n’a pas été du tout lu du côté de la théorie post-coloniale et celle-ci peut au contraire servir à discuter certaines dimensions du livre, comme l’exotisme du titre, l’ambiguïté de la célébration du métis et son essentialisation comme «Autre».

Bien sûr, je suis très respectueux d’Hocquenghem et de son œuvre, qui a ouvert un champ des possibles majeur. Mais dans le même temps, il faut être irrévérencieux et questionner ses ambiguïtés, ses contradictions. Dans mon livre, je reviens aussi sur les problèmes que posent certains écrits du FHAR (comme l’a aussi fait Todd Shepard). Le mouvement gay a produit des textes dans lesquels est présente la figure de «l’Arabe», mais sous des traits racistes et exotisants : «l’Arabe» est bestial, sexuellement actif, a un gros sexe, etc. Le paradoxe, c’est que ces textes se veulent progressistes, antiracistes et d’un esprit décolonial. Mais ils reproduisent et ratifient les pires représentations racistes.

Hélène Hazera, qui fut l’amie d’Hocquenghem au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), dit qu’il n’a pas été «oublié» mais délibérément occulté parce que trop dérangeant. Cette explication te paraît-elle exacte ?

Antoine Idier : Hocquenghem meurt à l’été 1988, en plein cœur des «années d’hiver», des années de révolution conservatrice (virage à droite pris par la société et la vie politique en Occident dans les années 80, NdlR) et il est clair que les institutions culturelles, éditoriales et journalistiques de cette période n’ont pas voulu faire vivre son œuvre, qui ne correspondait plus du tout à l’esprit dominant de l’époque.

Et cela d’autant moins qu’il s’était fait un grand nombre d’ennemis dans la presse, notamment à cause de son pamphlet de 1986, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (un ouvrage dans lequel Hocquenghem s’en prend violemment aux anciens gauchistes de l’après-Mai 68 rangés du côté du pouvoir et attaque nommément Daniel Cohn-Bendit, André Glucksmann, Patrice Chéreau, Bernard-Henri Lévy, Jack Lang, Coluche, LibérationNdlR). Le fait d’être oublié est le résultat d’un processus actif : des gens l’ont oublié, volontairement. Par exemple, il avait des rapports particulièrement houleux avec Libération, où il avait été journaliste, et il est évident que le journal n’a pendant longtemps pas cherché à perpétuer son œuvre.

Où est l’héritage d’Hocquenghem aujourd’hui ? Existe-il encore ?

Antoine Idier : Tout le livre est traversé par cette question de l’héritage. Ce n’est pas à moi de définir qui serai(en)t l’héritier ou les héritiers d’Hocquenghem. Le projet de cette biographie, c’est plutôt d’affirmer qu’il y a un, voire plusieurs héritages, à trouver chez Hocquenghem et de livrer un certain nombre d’idées, de propositions. Selon Jacques Derrida, «l’héritage n’est jamais un donné mais une tâche». C’est donc à nous-mêmes de nous demander ce qu’on veut faire revivre, ce qui peut éclairer notre présent, ce qui peut avoir du sens aujourd’hui.

Je me suis par exemple intéressé à la critique par Hocquenghem de la psychanalyse. Il s’élève contre la manière dont la psychanalyse a constitué l’homosexualité comme une catégorie à part du désir. C’est un des héritages possibles : cette critique peut nous être utile dans les débats sur la filiation, sur la PMA, sur la GPA… Une autre piste très stimulante se situe dans la mise en cause par Hocquenghem du marxisme et la théorisation d’une politique libertaire à la gauche du marxisme. Alors que c’est une question qui travaille beaucoup la gauche radicale aujourd’hui, ses écrits peuvent nous servir !

Donc cela ne sert à rien de regretter la disparition de cette période (les années 70) marquée par une forme de radicalité politique aujourd’hui disparue ?

Non, bien au contraire. On peut toujours trouver dans le passé un moment qui nous semble plus radical que notre présent. Il est évident que l’après-Mai 68 a été une période de très vive contestation. Le vocabulaire de la révolution est alors omniprésent, la transformation totale semblait possible. Mais c’était une autre époque et il est certain que nos problèmes actuels ne sont pas exactement les mêmes. Il ne s’agit alors pas d’opposer une époque à une autre (et surtout pas le passé au présent), mais plutôt de se demander quels usages stratégiques il est possible de faire de ce passé.

Et surtout, le passé ne doit pas servir d’outil de censure, pour prétendre «avant nous, certains ont fait ceci, donc nous ne pouvons pas faire cela». On doit plutôt y trouver des dynamiques, des lignes de force qui peuvent nous guider. Il faut se demander ce que l’on choisit de prendre, mais aussi ce que l’on refuse, ce qui ne nous intéresse pas. Bien évidemment, cette démarche donne des réponses contradictoires et participe d’une vraie lutte intellectuelle et politique. Pour ma part, je suis très agacé par celles et ceux qui se servent de leur passé militant, parfois glorifié, pour donner des leçons de morale aux autres et surtout aux générations suivantes.

 

 

Les Vies de Guy Hocquenghem. Politique, sexualité, culture d’Antoine Idier (éditions Fayard)
Rencontre avec Antoine Idier mercredi 24 mai de 18h à 20h à la Médiathèque de Bachut, 2 place du 11 novembre 1918-Lyon 8 / 04.78.78.12.12
Événement organisé par le laboratoire jeune Actions/Pratiques/Publics de Sciences Po Lyon et les Bibliothèques de Lyon.

antoineidier.net

Photo de Une : Antoine Idier © Blocher Faon Salgado

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