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Massimo Prearo et Sara Garbagnoli retracent la croisade “anti-genre”

Entretien avec Sara Garbagnoli et Massimo Prearo à propos de leur ouvrage La Croisade «anti-genre». Du Vatican aux manifs pour tous, paru cet automne aux éditions Textuel.

Il y a cinq ans, des hordes roses et bleues envahissaient la rue, les médias et nos vies pour contester avec violence tout semblant d’égalité juridique entre couples homosexuels et hétérosexuels. Officiellement fondée le 17 novembre 2012, La Manif Pour Tous était née. L’ampleur de ce mouvement qui, même s’il se prétend a-confessionnel, repose largement sur les réseaux de la France catholique, a surpris tout le monde : militant·es LGBT, gouvernement, journalistes… D’autant plus que, loin de s’éteindre avec l’adoption définitive de la loi Taubira en avril 2013, il se poursuit aujourd’hui encore et ne cesse d’engranger des victoires politiques dans les combats qu’il mène : refus de la PMA pour les femmes lesbiennes ou célibataires, refus de la GPA, refus de la sensibilisation à l’égalité femmes-hommes dans les écoles… Quelles sont les racines idéologiques de ce mouvement qui se dit «anti-genre» ? Sur quel discours, quelles théories s’appuie-t-il ? C’est ce à quoi tentent de répondre Sara Garbagnoli et Massimo Prearo.

 

Votre livre se concentre sur l’émergence, à l’initiative du Vatican, d’un mouvement «anti-genre» dans deux pays, la France et l’Italie, à partir de 2012. Comment expliquer qu’un pays comme l’Espagne, souvent présenté comme très catholique, n’ait pas connu pareil phénomène lors qu’il a ouvert le mariage aux couples homosexuels en 2005 ?

Massimo Prearo : Des chercheurs comme David Paternotte ont montré par leurs travaux qu’en Espagne, la pensée familialiste catholique est paradoxalement parvenue à intégrer l’idée de «mariage pour tous» comme un renforcement de l’institution matrimoniale, et non comme une perversion de cette dernière. Il faut aussi resituer cette innovation législative dans le contexte espagnol, celui d’une démocratie récente et jeune. L’effet de modernisation (fortement associé à l’idée d’appartenance européenne) porté par le nouveau gouvernement socialiste en 2004-2005 a été très important.

Sara Garbagnoli : A contrario, en France, la lâcheté et la frilosité du gouvernement ont fourni au discours «anti-genre» un terreau fertile. Mais ce n’est pas parce qu’il n’a pas reçu autant d’écho en Espagne qu’il n’existe pas dans ce pays. Dès 2007, Madrid a accueilli un «Family Day», un rassemblement qui défend une version traditionaliste de la famille. En 2011, c’est à l’Université de Navarre que se tenait le premier congrès consacré à ce que les acteurs de ce mouvement appellent «l’idéologie du genre». Et le fameux bus transphobe qui a circulé en Italie, en Allemagne, en France et aux États-Unis en proclamant «non à l’enseignement du genre à l’école» était affrété par une association espagnole, Hazte Oír.

Donc, même si le débat public espagnol n’a pas été complètement pollué par cette rhétorique anti-genre, ces activistes sont bien présents. Et cela ne m’étonnerait pas que, sur une autre question, ils parviennent à se mobiliser fortement.

Comment expliquer le succès de ce discours «anti-genre» ?

Sara Garbagnoli : L’une des principales forces de cette rhétorique, c’est sa capacité de travestissement. Aujourd’hui, on ne peut plus dire dans l’espace public aussi facilement qu’autrefois que les femmes doivent être soumises et que les personnes trans ou homosexuelles sont malades. Ce discours doit donc subir une mutation, une euphémisation. C’est pourquoi il se présente désormais comme un discours qui se prétend scientifique, anthropologique et même féministe, au sens d’un «nouveau féminisme» qui exalterait la différence et la complémentarité entre hommes et femmes. Dans le champ politique et médiatique, ce discours a été pris comme tel. Il a été très peu questionné. C’est pourquoi le débat public a pris cette tournure surréaliste, autour de questions qui n’ont aucun sens théorique : «est-ce «la théorie du genre» existe ? Est-ce qu’elle est dangereuse ?». L’insistance sur la figure de «l’enfant», que l’on prétend défendre, a aussi facilité la diffusion de cette rhétorique.

Vous montrez également que ce discours transnational sait très bien s’adapter aux différents contextes nationaux.

Sara Garbagnoli : Oui, on peut dire en ce sens que c’est un discours profondément opportuniste. En Italie, le féminisme majoritaire est différentialiste : il tend à valoriser la féminité comme une essence distincte de celle des hommes. C’est ainsi qu’on a pu assister à un rapprochement entre des féministes différentialistes et l’Église catholique contre un ennemi commun : le «gender», accusé de brouiller ces différences entre hommes et femmes.

Massimo Prearo : En France, c’est plutôt la rhétorique «anti-communautaire» qui a permis d’étayer ce discours «anti-genre». Comme à chaque fois qu’un groupe minoritaire se mobilise, on a dénoncé un lobby, un communautarisme antirépublicain qui menacerait cet idéal d’universalisme qui n’est souvent que l’universalisation de la particularité des dominants.

Votre ouvrage se réfère plusieurs fois à la féministe matérialiste Colette Guillaumin, qui a mis en évidence les parallèles entre sexisme et racisme. Avec les récents propos du ministre de l’Éducation nationale dénonçant les concepts de non-mixité, de «blanchité» ou de «racisme d’État», n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une diabolisation des outils de la pensée antiraciste similaire à celle que vous décrivez concernant «le genre» ?

Sara Garbagnoli : On peut faire en effet ce parallèle dans la mesure où la croisade «anti-genre» que nous décrivons est elle aussi, au sens propre du terme, réactionnaire : elle naît en réaction aux mouvements féministes et homosexuels. La hiérarchie de l’Église catholique a parfaitement compris que «la colère des opprimées» a des effets théoriques, comme le disait Guillaumin. C’est pourquoi elle tente de réinstaurer la primauté d’une vision essentialiste et naturaliste des rapports entre hommes et femmes que ces mouvements ont mis à mal. Et, pour cela, elle s’en prend à un concept, comme le fait le ministre de l’Éducation nationale.

Massimo Prearo : Dans les deux cas, il s’agit bien d’une réaction à des mouvements en cours, et depuis longtemps. Ces notions de genre, de racialisation, de blanchité ou de racisme d’État sont établies de longue date dans le champ académique. Elles sont utilisées par des chercheurs, elles ont passé l’épreuve de la critique interne : la controverse scientifique a déjà eu lieu. C’est donc une réaction a posteriori à une évolution qui commence à produire ses effets.

Sara Garbagnoli : Idem en ce qui concerne l’écriture inclusive, qui est d’ailleurs dénoncée par le même ministre. Ses opposants jouent du même registre apocalyptique que les acteurs du mouvement «anti-genre» : l’Académie française voit ainsi dans l’écriture inclusive un «péril mortel» ! Face à ces menaces de fin du monde, nous répondons que oui, c’est vrai, nous souhaitons la fin de ce monde-là, basé sur l’hétéropatriarcat.

Avez-vous retenu de votre étude des stratégies, des techniques développées par le Vatican dont les mouvements féministes et LGBT pourraient s’inspirer en les retournant contre leurs concepteurs ?

Sara Garbagnoli : Je pense qu’il faut sortir de cette dynamique de mouvement, contre-mouvement, contre-contre-mouvement… Parce qu’au final, cela rend difficile de ne pas ratifier les termes du débat imposés par les réactionnaires. C’est pourquoi, dans le livre, nous avons refusé de répondre à ce que nous considérons comme des pseudo-questions (comme «pour ou contre «le gender» ?»), qui produisent une funeste symétrisation (et, donc, légitimation) entre deux parties dont l’une est porteuse d’une vision du monde qui infériorise, essentialise et discrimine une partie de la population. À mon sens, il faut bien sûr étudier ce mouvement «anti-genre», sa genèse, les raisons de son succès et ses enjeux – ce que nous faisons dans notre livre et dans nos recherches. Mais il ne faut pas s’arrêter de faire ce qu’on faisait avant leur apparition.

Massimo Prearo : Il est important de rappeler que les mouvements féministes, homosexuels ou trans n’ont pas attendu le Vatican pour se constituer et que, contrairement à ce qu’on lit parfois, ils ne sont pas seulement une réaction à un système d’oppression. Ces mouvements portent en eux une tradition d’affirmation, d’autonomie et de fierté qui ne se réduit pas à une réaction et qu’il faut à mes yeux continuer à cultiver et surtout à pratiquer.

 

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