Tahnee

Humour militant : Tahnee, le Grand Entretien

Figure de l’humour engagé, Tahnee fait du stand-up sur fond de messages politiques : lesbianisme, afro-féminisme et écologie sont les thèmes centraux de son travail, qu’on retrouve notamment dans son spectacle Enfin ! À l’occasion de sa venue à Lyon le 24 juin, Hétéroclite est allé à sa rencontre pour parler humour militant et types d’audience.

En France et à l’étranger, quelles sont vos influences en matière d’humour queer, féministe ou antiraciste ?

Tahnee : À l’étranger je ne regarde pas énormément de choses, sauf Hannah Gadsby qui m’a marquée avec Nanette. C’est plutôt les artistes françaises qui m’inspirent. Shirley Souagnon évidemment, Marina Rollman, Marine Baousson… Je ne m’inspire pas seulement d’humoristes, mais aussi de choses que je vois sur Internet. Ensuite, sur des questions antiracistes, certaines interviews de Rokhaya Diallo, d’Amandine Gay ou de la metteuse en scène noire antiraciste Rébecca Chaillon m’ont inspirée à leur façon, sans qu’elles soient humoristes.

Selon vous, comment pourrait-on définir l’humour militant ?

On me dit souvent que je fais de l’humour communautaire. C’est juste que je suis lesbienne, donc si je raconte ma vie, ça inclura ma meuf, mes potes lesbiennes. L’humour militant, c’est dire « je fais des blagues, mais j’ai envie de faire passer un message ». Je le vois comme ça. Quand je me suis dit que j’allais écrire un spectacle, je n’allais pas parler pendant une heure du métro. J’avais envie d’apporter sur scène des sujets politiques et de défendre mes idées.

Il peut y avoir une certaine tendance chez les humoristes queers à s’auto-déprécier pour faire rire des publics cis hétéros. Hannah Gadsby expliquait par exemple avoir compris, après des années, qu’elle s’humiliait plus qu’autre chose pendant ses sketchs. Dans Feel Good, Mae Martin aborde une réflexion similaire. Que pensez-vous de ce rapport des humoristes minorisé·es à leur estime de soi, à leur santé mentale, dans des travaux qui abordent les oppressions ou les traumas ?

Je pense que c’est facile de tomber dans ce travers. Le milieu du stand-up est encore extrêmement masculin. Donc sur une scène « lambda » tu auras plutôt un public d’hommes cis hétéros. Si toi tu fais des blagues sur le fait que tu es lesbienne, la facilité ça va être de te déprécier, et eux ça les fera rire. Pour le racisme aussi. Par exemple, aujourd’hui encore, je parle beaucoup de mes cheveux. Et ça m’a interrogée : « Est-ce qu’ils rigolent parce que j’ai une coupe afro et qu’ils trouvent ça drôle ? » C’est pas là-dessus que je veux les amener. J’ai envie qu’ils rigolent des gens qui se moquent des personnes avec des coupes afro. 

Je trouve ça important et intéressant, parce que c’est aussi reprendre le pouvoir sur l’humour et retourner le truc. Il faut se dire : « On va arrêter de se moquer de nous-mêmes et des raisons pour lesquelles on subit des discriminations, pour lesquelles on a vécu des agressions et des traumas. On va plutôt questionner ces normes-là et retourner la blague contre l’oppresseur ». Et c’est compliqué parce que le public n’est pas habitué à ça. On arrive après des années de blagues racistes, sexistes et homophobes, le public a bien pris l’habitude de rire des noir·es et des homos. Donc au début si tu as envie d’être super efficace, tu te dis « je vais aller dans la facilité, je vais rentrer là-dedans ». Sauf qu’en fait, quel est l’impact sur toi, et la communauté que tu prends à partie ? Je trouve ça plus intéressant de renverser le truc, même si ça va prendre du temps aux hétéros de comprendre qu’on peut faire des blagues sur eux.

“Je ne m’amuserais pas à faire une heure de blagues gratuitement sur les hétéros. Quoique.”

De votre côté, cela a-t-il un effet cathartique d’aborder les oppressions que vous vivez sur scène ?

Moi ça me fait du bien. Quand j’ai commencé le stand-up, ça correspondait à peu près au moment où j’ai fait mon coming out, où je commençais à avoir des relations avec des filles. C’était aussi mes premières expériences de lesbophobie, donc c’est comme si j’avais eu besoin d’en parler, d’extérioriser, et surtout de reprendre le pouvoir sur ce qu’il m’arrivait en exprimant sur scène que c’était tellement ridicule, bête et violent. Ça me faisait du bien de voir que les gens riaient de ça aussi, je me disais « je ne suis pas toute seule, on est d’accord ». Il y a carrément cet aspect cathartique, puis ça m’a beaucoup apporté de jouer dans des spectacles, de rencontrer des personnes LGBT+ et racisées, qui se reconnaissaient dans ce que je disais. Ça fait du bien de partager, d’évacuer ces choses qu’on vit toutes et tous beaucoup. De reprendre le pouvoir aussi sur des évènements qu’on a subis, en sortant cette punchline, cette réplique qu’on a pas eue à l’instant T, mais qu’on peut faire deux jours après sur scène.

On vous dit parfois que vos sketchs prennent une forme pédagogique pour les hétéros et les blancs. Vous répondez que vous vous adressez non pas aux personnes ouvertement homophobes et racistes, mais à une sorte de « frange middle » pas forcément consciente de ses biais. Est-ce que votre humour est un humour à mi-chemin, pour que d’un côté les personnes queers et racisées trouvent leur compte, et de l’autre les hétéros et les blancs s’éduquent ? 

Un peu oui. Même si c’était pas mon objectif au début, c’est là où il se passe des choses. À un moment dans mon spectacle, il y a vraiment cinq minutes où les hétéros prennent cher. C’est très drôle, les soirs où il y a trente personnes LGBT+ qui sont hilares pendant cette partie, de voir la réaction des hétéros qui n’osent pas trop rire. Ils ne sont pas habitués à ce que la salle rit d’eux. C’est intéressant ce que ça provoque. En plus, dans les retours que j’ai eus, sur l’antiracisme par exemple, certains blancs venaient me dire « Je me suis rendu compte que c’est vrai ce que t’expliques sur le mot ‘noir’, le fait que les gens n’arrivent pas à le dire ». Je suis contente quand ça amène une réflexion. Je ne m’amuserais pas à faire une heure de blagues gratuitement sur les hétéros. Quoique. Mais si je dis que je veux faire passer des idées, c’est que je veux qu’elles soient entendues par les autres.

On dit que les humoristes queers ont deux types d’audience : une “générale” et une “LGBT friendly”. Le fait de savoir devant qui vous performez influe-t-il sur vos blagues ? Et sur votre aisance sur scène ?

C’est clair, c’est pour ça que j’aime bien voir la salle avant, et savoir comment ça va se passer. En général je m’adapte. Je sais que dans les espaces queers je vais pouvoir parler à fond des sujets LGBT+ et aller plus loin dans certaines vannes, en ayant la liberté de tester de nouvelles choses. C’est des espaces où je me sens plus en confiance, donc inconsciemment j’ai moins peur de me planter. Devant des publics plus blancs et hétéros, ou simplement moins conscientisés, je vais être sur des trucs que je sais efficaces, puis jauger en fonction des rires. Quand je vois que ça ne prend pas, je ne cherche pas trop, je les embarque vers quelque chose d’un peu plus global. Comme l’écologie par exemple. Sauf si je m’étais dit « j’ai vraiment envie de parler de ça ».

J’imagine que selon les publics, le degré de référence à des expériences communes va varier. Mais dans une audience mixte, est-ce que vous prenez parfois le risque de perdre un des deux publics ? Par exemple, avec un humour pédagogique pour les hétéros et les blancs, qui va rendre les vannes pour les personnes queers et racisées moins subtiles, moins efficaces. Ou inversement, avec des “blagues de lesbiennes” qui vont perdre les hétéros.

Oui, et c’est un vrai sujet, par exemple dans mon spectacle j’ai des private jokes de lesbiennes et il y a des gens qui ne les comprennent pas. C’est pour ça que j’essaye de m’adapter et de sentir quel type de public j’ai devant moi. J’ai fait un évènement à Bruxelles, la Lesbiennale, où je pouvais m’amuser à faire des blagues comme je ne pouvais pas en faire ailleurs. Je m’étais dit par exemple que je tenais à préparer des vannes sur The L World. Ce genre de blagues, on ne peut les faire qu’à des occasions lesbiennes. On se dit que « quand même, c’est connu du grand public » mais franchement, j’ai déjà essayé de dire « Y en a qui connaissent The L World ? » et rien. Je trouve ça chiant qu’on n’ait pas encore assez d’espaces de stand-up et de lieux artistiques LGBT+ où on peut faire ça. On devrait pouvoir parler de The L World pendant une demi-heure. C’est fou comme au niveau de la culture on est restreintes. Alors que pendant ce temps-là, les mecs hétéros peuvent faire des spectacles entiers sur le foot. Au final, on est parfois obligées de s’adapter et de mettre un peu d’universel, même si je n’aime pas ce mot.

Vous dîtes que les publics queers sont plus safe, est-ce qu’ils ne sont pas aussi plus exigeants, politiquement ?

La dernière fois par exemple, on a fait un plateau d’humour dans un bar lesbien. Une pote a joué, elle faisait des blagues trash, de l’humour noir, et on sentait que les gens étaient réservés. Parce qu’elle parlait d’évènements traumatiques qu’elle avait vécus, en reprenant le pouvoir dessus bien sûr, mais les gens étaient vraiment dans l’empathie donc ils osaient pas trop rire. C’est marrant de voir que certains publics vont être plus réticents à des formes d’humour que d’autres. Comme ici l’humour noir un peu trop cynique. C’est variable bien sûr, mais je sens que les publics queers sont plus dans l’empathie. Et c’est grâce à ça aussi que tu te sens en confiance. Même si tu fais une blague pas drôle, le public reste davantage avec toi j’ai l’impression.

Quelles sont les meilleures private jokes lesbiennes selon vous ?

Les blagues sur les exs, sur le fait que le monde lesbien est tout petit, que tout le monde a plus au moins des liens avec tout le monde. Sur le fait que 15 jours de couple lesbien égalent deux ans de couple hétéro. Que les lesbiennes vont tout de suite habiter ensemble, prendre un chat et ne plus jamais sortir. J’ai l’impression qu’il y a tous ces clichés sur lesquels on peut jouer, les codes vestimentaires… Et justement, ça pourrait être plus sur la culture lesbienne, sur les séries, les films, livres et personnalités lesbiennes. On pourrait aller plus loin.

À ÉCOUTER : Quelques conseils de Tahnee à l’intention de jeunes queers qui aimeraient se lancer dans le stand-up

À VOIR

Le 31 janvier 2022 à l’Espace Gerson, 1 place Gerson-Lyon 5.

Le 24 juin 2022 (atelier + spectacle), dans le cadre du Mégagouinefest, qui se déroulera du 24 au 26 juin à L’île égalité, 6 rue de l’égalité-Villeurbanne. Plus d’informations sur le site de l’événement,  sur Instagram et sur Facebook

Du 9 au 11 novembre 2022 au Complexe du Rire, 7 rue des Capucins-Lyon 1 / www.lecomplexelyon.com

© Marie Rouge

3 commentaires

  • IRINA XY

    j’aimerais pouvoir avoir le privilège de participer à l’atelier stand-up de Tahnee dont j’ai vu tous les éloges en reportage
    je suis comédienne LGBTQI trans et lesbienne assumée, j’aimerais pouvoir faire du standup en tant que femme trans et parler de ces questions par ce biais là…
    https://www.youtube.com/user/58STO

    • Stéphane Caruana

      Bonjour Irina, pour le moment l’atelier prévu dans le cadre du Mégagouinefest est suspendu en raison des restrictions sanitaires. L’événement devrait être reporté, nous attendons de connaitre les nouvelles dates que nous ne manquerons pas de communiquer à notre lectorat.

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