Jeanne Magazine, Well Well Well : deux nouvelles revues lesbiennes en 2014

Première bonne nouvelle de l’année : deux revues lesbiennes (Jeanne Magazine en janvier, Well Well Well en mai) verront le jour au cours du premier semestre 2014.

Depuis la disparition en juillet 2013 du magazine Muse & Out (plus connu sous son ancien nom, La Dixième Muse), le paysage médiatique lesbien français semblait devoir se réduire à une poignée de sites Internet, parmi lesquels se détache Barbieturix.com. Et voilà que, la nature ayant horreur du vide, deux projets éditoriaux lesbiens naissent quasi-simultanément fin 2013. Le premier, Jeanne Magazine, est porté par nulle autre que Stéphanie Delon, ancienne rédactrice-en-chef de La Dixième Muse, qui ne s’est pas découragée après l’arrêt de la publication de ce mensuel basé à Lille.

«On a traversé bien sûr une période de deuil cet été, d’autant que ça nous est tombé dessus sans prévenir : depuis le début de l’année, nous sentions le vent tourner mais nous pensions encore pouvoir nous en sortir et surmonter cette mauvaise passe. J’en ai profité pour faire un break, penser à autre chose. Et puis, à la rentrée, Alice Derock (fondatrice du sex-shop lesbien en ligne WetForHer, NdlR) m’a contactée : elle ne savait plus dans quel support annoncer ses produits ! C’est comme cela qu’est né Jeanne Magazine ; tout est allé assez vite, en fait. Alice était capable d’apporter un regard nouveau et moi j’avais déjà l’expérience d’un média lesbien. On a alors réfléchi à toutes les étapes du projet et la solution numérique nous a paru la plus adaptée».

jeanne magazine hétéroclite

Les lectrices en première ligne

Jeanne Magazine se déclinera donc sous la forme d’un site Internet gratuit et d’un mensuel numérique d’une soixantaine de pages, qui proposera du contenu inédit et sera vendu 2,69€, soit un peu moins cher que La Dixième Muse, dont le prix était de 4,20€. La rédaction de Jeanne Magazine est d’ores-et-déjà composée d’une dizaine de personnes : certaines sont des journalistes professionnelles, d’autres non. Quant au contenu, il mêlera les informations sur l’actualité lesbienne à des rubriques mode, lifestyle, hightech et même animalières.

Des pages seront également dédiées aux associations qui luttent contre l’homophobie et la lesbophobie au quotidien ; d’autres recueilleront les témoignages des lectrices. «Leur réactivité est très importante à nos yeux ; d’ailleurs, dès l’annonce du projet, nous avons reçu énormément de soutien de lesbiennes de toute la France». Des encouragements moraux mais aussi financiers : en quelques semaines et avant même la parution du premier numéro (prévue pour les alentours du 20 janvier), Jeanne Magazine a récolté 4500€ (soit un peu plus que les 4000€ initialement espérés) de généreuses donatrices via le site de crowdfunding Kiss Kiss Bank Bank.

Longs formats et bel objet

Le crowdfunding, c’est aussi l’outil retenu pour trouver le capital nécessaire au lancement de Well Well Well, qui, début janvier, avait déjà récolté plus de 10 000€. Au croisement entre le magazine et le livre («book» en anglais), cette revue se présente donc comme un mook, un barbarisme venu d’outre-Atlantique pour désigner ces objets hybrides de plus en plus répandus dans le paysage de l’édition anglo-saxonne.

À la tête du projet, on retrouve une ancienne responsable de feu Têtue.com (le pendant lesbien du site de Têtu), Marie Kirschen, licenciée il y a un an, lors du rachat du magazine par Jean-Jacques Augier. «Lesbia Mag avait cessé de paraître quelques mois auparavant, puis, cet été, ce fut le tour de La Dixième Muse... Bref, il y avait un manque et tout le monde, dans mon entourage, me disait qu’il fallait faire un truc pour les filles ! Un mook lesbien, cela n’avait encore jamais été fait, même si cela existe déjà dans la presse gay grâce à des titres comme Miroirs miroirs ou Monstre. Cela permet de proposer des longs formats, des papiers de plusieurs pages. L’idée, c’est que la lectrice ou le lecteur puisse se poser avec dans son canapé et bouquiner pendant une heure».

Virginie Despentes et Céline Sciamma au sommaire du premier numéro

Elle aussi plus longue, la périodicité du mook autorise ses auteur(e)s à approfondir leurs sujets : Well Well Well paraîtra ainsi deux fois par an. «Si une journaliste a besoin de bosser trois mois pour suivre une nana vraiment intéressante, elle aura carte blanche», promet Marie Kirschen. L’équipe comprend aujourd’hui une trentaine de personnes, parmi lesquelles onze filles constituent le «noyau dur» du projet : quelques anciennes de Têtue.com, mais pas uniquement. Le nom reprend le titre d’une chanson du Tigre, groupe lesbien culte s’il en est. «L’expression anglo-saxonne «well, well, well» (à prononcer en détachant longuement chacun des trois mots, NdlR) a un sens ironique qui nous plaît bien. On aime aussi sa connotation positive : oui, être lesbienne, ça peut être chouette ! Surtout, on a écarté d’emblée tous les jeux de mots avec la lettre «L», qui nous semblaient trop lourds».

Au sommaire du premier numéro, qui devrait paraître en mai : «que des gens très biens !», assure Marie Kirschen. À commencer par Virginie Despentes, qui livrera pour Well Well Well un texte inédit, ou encore la réalisatrice ouvertement lesbienne Céline Sciamma, qui a accepté de donner une longue interview (et dont le très beau deuxième film Tomboy, sorti en 2012, est actuellement sous le feu des critiques imbéciles des opposants à la prétendue «théorie du genre», qui s’offusquent de sa projection à un public d’écoliers). Mais aussi un article sur le porno féministe et lesbien : la revue entend explorer régulièrement l’histoire et la mémoire des luttes des femmes, hétéros ou homos, pour leur émancipation. Le tout en 128 pages, imprimées en couleur sur du beau papier ; le tirage, pour le moment, est tenu secret, d’autant plus qu’il est encore susceptible d’évoluer.

Une équipe de bénévoles

Le projet semble donc des plus alléchants, mais comment le financer, dans un contexte de crise aiguë pour l’ensemble de la presse et plus encore pour la presse gay et lesbienne ? «Pour commencer, on a cherché à réduire les coûts au maximum : nous sommes toutes bénévoles et nous avons toutes un autre boulot ; nous ne dépendrons donc pas de la revue pour vivre. La revue sera disponible dans certaines librairies et sur Internet ; nous assurerons nous-mêmes sa distribution. Les principales charges seront donc les coûts d’impression et d’envoi».

De la difficulté de trouver des annonceurs

Jeanne Magazine et Well Well Well, comme n’importe quel titre de la presse homosexuelle, reposeront donc sur une économie fragile. Avec cette difficulté supplémentaire que la pérennisation d’une revue lesbienne semble encore plus périlleuse que celle d’une revue gay. Les deux futurs titres divergent d’ailleurs sur la question de la publicité : l’équipe de Jeanne Magazine a choisi de faire appel à des annonceurs (tout en restant consciente que «la revue ne sera sans doute pas rentable dès les premiers mois»), celle de Well Well Well non.

«La situation économique actuelle est beaucoup trop difficile et les annonceurs lesbiens trop rares», soupire Marie Kirschen. «Les marques n’ont pas forcément envie de s’associer à des projets communautaires, d’autant que nous visons un lectorat plus réduit qu’un magazine féminin comme Elle, par exemple.

Par ailleurs, même si on sait pertinemment que c’est faux, les gays ont la réputation de jouir d’un pouvoir d’achat élevé et d’un souci d’eux-mêmes qui séduisent les annonceurs. À l’inverse, l’image qui colle encore à la peau des lesbiennes est celle de filles qui ne soignent pas leur apparence, qui ne se maquillent pas et s’habillent mal : autrement dit, elles ne constituent pas, en termes de marketing, une «cible» très intéressante ! Il y a aussi beaucoup moins d’établissements lesbiens (qui seraient susceptibles de communiquer dans nos colonnes) que d’établissements gays. Enfin, les filles sont moins présentes dans le Marais, ou en tout cas moins visibles, et sont peut-être moins engagées que les garçons dans une démarche communautaire.»

Pas de concurrence entre les titres lesbiens

Stéphanie Delon, de Jeanne Magazine, reconnaît elle aussi que la question des annonceurs ne manquera pas de se poser : «c’est très difficile de faire venir à nous de gros sponsors. Mais c’est à nous de repérer les annonceurs généralistes qui soutiennent la cause».

Sur un marché publicitaire aussi restreints, y a-t-il seulement assez d’espace pour deux revues lesbiennes ? Que ce soit à Jeanne Magazine ou à Well Well Well, on en est persuadés et on refuse le piège de la confrontation. «Nous avons monté ce projet sans connaître celui de Jeanne Magazine, et réciproquement» explique Marie Kirschen. «Mais au final les deux journaux me semblent à la fois différents et complémentaires : d’une part parce que le support n’est pas le même (papier pour l’un, numérique pour l’autre), d’autre part parce que Jeanne Magazine traitera de thématiques qui ne seront pas les nôtres. Au final, je trouve ça vraiment bien que deux magazines lesbiens voient le jour en 2014 : les initiatives dans la presse lesbienne sont trop rares pour que nous soyons concurrentes».

1 commentaire

Poster un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.