L’homme de Middlesex

Alors qu’est présenté aux Nuits de Fourvière un spectacle traversé, entre autres, par le chevalier d’Éon (Eonnagata de Robert Lepage, Sylvie Guillem et Russel Maliphant), retour sur l’histoire incroyable de celui qui inspira le personnage de Lady Oscar…

Ça ne date pas d’hier ni des gender studies, la fascination et l’intérêt pour le brouillage, le dépassement, la remise en cause des sexes et des genres. Sans remonter jusqu’à Platon et sa caverne, le XVIIIe siècle en offre une des illustrations les plus saisissantes à travers la figure de Charles Geneviève Louis Auguste André Thimothée d’Éon de Beaumont, chevalier, espion, diplomate, Amazone, homme d’épée, femme de lettres, 49 ans sous les habits d’un sexe, 33 sous ceux de l’autre, reconnu homme en France, femme en Angleterre, né ici en 1728, mort là-bas en 1810 et enterré, par une ultime pirouette d’un sort décidément facétieux, dans une église du comté britannique de… Middlesex !

Coureur en jupons

Middlesex, au milieu des sexes, entre les genres : toute la légende du chevalier d’Éon est comme résumée dans ce nom qui abrite sa dernière demeure. Mais sa vie, elle, fut encore plus aventureuse et incroyable que le mythe qui l’entoure. Son mystère persistant tient à l’hésitation permanente de ses contemporains pour son identité sexuelle : homme ? femme ? travesti ? hermaphrodite ? Et jusqu’au bout, la question hanta : qu’était-il cet Éon qui avait couru l’Europe pour le compte de Louis XV en tant que capitaine des dragons et négociateur secret, et que la justice britannique un beau jour, sans preuve, déclara être de sexe féminin ? La réalité est encore plus complexe puisqu’elle ne se résume pas à cette interrogation sur la nature de ses organes : comme le découvrit le médecin qui étudia son cadavre, Éon était de sexe masculin, parfaitement formé, ce qui ne change rien à l’affaire puisqu’il fut juridiquement, mais aussi dans sa vie, dans ses choix et affirmations, tout à la fois homme et femme, simultanément ou successivement… C’est ainsi lui qui, en 1771, alors que les parieurs londoniens jouent sur son sexe véritable, déclare publiquement qu’il est une femme. Le voilà donc Mlle d’Éon, que le roi de France oblige à ne plus porter que les habits de son sexe s’il/elle veut revenir dans son pays. Pourquoi le batailleur et érudit Éon (qui possédait des dizaines d’ouvrages sur la condition féminine…) fait-il ce choix d’être femme ? On n’en sait rien mais c’est bien la preuve si besoin était que la biologie n’est pas tout dans la définition de l’identité.

De cape et d’éperon

La vie de d’Éon est un roman, un roman d’aventures et de coups du sort : c’est d’ailleurs le mérite du livre d’Évelyne et Maurice Lever que de la raconter sur ce mode épique et romanesque, faisant de cette biographie — la plus complète à ce jour puisqu’elle s’appuie sur des documents jusque-là inexploités, dont une étonnante autobiographie inédite écrite par celle qui est devenue la chevalière d’Éon… — une folle histoire que l’on dévore d’un trait. On y croise Beaumarchais et Voltaire, mais aussi des rois (de France et d’Angleterre) et des impératrices (de Russie et d’Autriche) : au début de son parcours, le jeune chevalier sans le sou natif de Bourgogne est en effet l’extravagant envoyé de Louis XV à la cour de Russie où il parvient à négocier une alliance entre les deux pays, avant de partir pour Londres où il remplace l’ambassadeur de France, missions officielles qui en cachent d’officieuses puisqu’il est aussi espion pour le compte du roi… Dans ces mêmes années où il est un jeune homme charmant et sans aventures sexuelles connues, il participe à des batailles, des duels, des conspirations… et est parfois reconnu, dans certains lieux, habillé en femme. À partir de 1776, il vivra comme une dame, imaginant toutefois sortir de sa retraite durant la Révolution pour venir défendre le nouveau parlement à la tête d’une armée d’Amazones… Si les questions du genre et de l’identité ne sont pas de celles qui passionnent ces historiens très classiques et narratifs que sont les Lever, leur ouvrage très complet ne peut pourtant y échapper, tant la personnalité et le parcours d’Éon y incitent forcément. Les nombreuses citations des écrits du chevalier participent à cette réflexion, le chevalier alternant les formes masculines et féminines pour parler de lui/elle… Au terme de la cavalcade qu’est ce livre, le fascinant mystère Éon demeure presque intact quelque part du côté de Middlesex. Tant mieux.

Le chevalier d’Éon, “une vie sans queue ni tête”, d’Évelyne et Maurice Lever, Fayard, 22€

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