«Violence de cinéma»

Agnès Tricoire est avocate spécialisée en propriété intellectuelle et déléguée de l’Observatoire de la liberté de création. À ce titre, elle a récemment signé une lettre ouverte adressée à Christophe Girard dans laquelle elle regrette le retrait des disques d’Orelsan des bibliothèques municipales de Paris.

Quelle différence faites-vous entre une chanson d’Orelsan et les propos homophobes d’un homme politique comme M. Vanneste ?
Orelsan s’exprime dans une fiction, sa chanson n’est pas un discours politique. On peut donc opposer à ceux qui veulent poursuivre ses chansons la liberté de création, qui doit être plus large que la liberté d’expression, avec ses limites légales. Cette exception a déjà été utilisée à propos d’un roman dans lequel un personnage tenait un discours raciste. La fiction implique pour le spectateur une position de distance qui fait qu’il ne prend pas tout ce qui y est dit de façon littérale. La chanson qui a déclenché la polémique est exemplaire : elle est extrêmement violente, mais c’est une violence de cinéma. Comme un film gore (faut-il les interdire?).

L’incitation à la violence ou à la haine ne constitue-t-elle pas une limite à la liberté de création ?
J’ai plaidé pour des associations comme SOS homophobie, Act Up et la Ligue des droits de l’Homme dans des affaires de meurtres d’homosexuels. La haine homophobe est un vieux démon qui tue, blesse, entraine au suicide. Et il est impératif de la combattre. Mais il ne faut pas se tromper de combat. Comment décidez-vous qu’une œuvre incite à la haine ou à la violence? C’est une question d’interprétation, et l’affaire Orelsan a montré que son public avait une bonne distance avec ses textes, alors que les associations qui ont demandé qu’il soit privé de concert ont fait une interprétation littérale et orientée de ses chansons. Si vous appliquez le critère du danger aux œuvres, alors il faut interdire les romans où l’on tue, où l’on frappe, on l’on viole. Cela va faire des dégâts sérieux dans la littérature policière, les romans de guerre, etc. Pourquoi alors ne pas interdire Guerre et Paix, pour incitation à la haine des français? Et pourquoi se limiter au danger de la violence et de la haine? Il faut alors aller plus loin et exiger des œuvres qu’elles ne soient pas “dangereuses” de façon générale, ce qui pose une autre question. Décider qu’une œuvre est “dangereuse”, c’est considérer que le public n’est pas adulte, qu’il faut le protéger des œuvres, et donc de lui-même. Les œuvres, quand elles touchent à des sujets comme ceux que vous évoquez, doivent inciter au débat, à l’échange démocratique d’arguments, et chacun de nous doit supposer que l’autre est aussi à même d’émettre un jugement. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Kant.

La polémique qui concerne Orelsan n’est-elle pas en partie due au fait que le rap n’est pas considéré comme un art narratif et plus comme une parole politique, prescriptive ?
Je vous rappelle que toutes les affaires de poursuites du rap se sont soldées par des échecs pour les censeurs. Considérer qu’il est moins narratif que d’autres types d’œuvres est un jugement de valeur, et un jugement de classe. Le rap n’est pas plus prescriptif que Brassens, que j’estime, et il l’est plutôt moins que bon nombre d’émissions débiles de la télévision. Je me souviens d’une série qui passait sur TF1 le samedi après midi, faisant l’apologie de la peine de mort. Quelqu’un s’en est-il ému ? Pour moi, le danger, le vrai, c’est la bêtise. La haine de l’autre, le racisme, l’antisémitisme, la certitude que l’on vaut mieux que l’autre… Orelsan est peut-être misogyne, ou homophobe, mais peut-être pas. Ce ne sont pas ses chansons qui peuvent nous le dire, on peut juste avoir des doutes. J’aurais une autre réaction si, à la manière de Michel Houellebecq, il avait repris à son compte les propos de ses personnages. Mais Orelsan a affirmé au contraire une distance claire avec ses fictions. À vouloir confondre réalité et fiction, on met les artistes en porte à faux. Il y a évidemment du politique dans les œuvres, elles disent quelque chose du monde. Mais c’est du politique, pas de la politique. C’est-à-dire un espace précieux, à préserver. Et c’est à partir de cet espace qu’il faut demander aux artistes de s’exprimer, sans faire comme si les œuvres n’avaient pas une forme bien particulière qui met le spectateur en posture d’”incrédulité”, comme le montre les récents travaux philosophiques et scientifiques sur la fiction.

Qu’il s’agisse de l’affaire Présumés innocents ou d’Orelsan, on peut avoir l’impression que l’on protège de plus en plus des abstractions comme “la dignité humaine” et de moins en moins un fondement réel de la démocratie : les libertés d’expression et de création. Partagez-vous cette inquiétude ? Constatez-vous une véritable tendance à la crispation?
L’affaire Présumés Innocents ne touche apparemment pas tant à la préservation de la dignité humain qu’à la protection de l’enfance. Nous sommes en train de construire un monde ou tout devrait être visible par les enfants, et ou l’on prend ces derniers pour beaucoup plus innocents qu’ils ne sont. Dans cette affaire, les lois destinées à lutter contre la pédophilie sont utilisées contre les œuvres, cet amalgame est insensé. On y voit ceux qui poursuivent donner leur vision, leur interprétation des œuvres, ce qui le conduit a des assertions ridicules, marquées au coin d’une inculture qui devrait conduire à plus de modestie. Le problème du jugement juridique sur les œuvres, c’est qu’il prétend faire autorité. Or le tribunal des œuvres, c’est la critique et elle est plurielle. La dignité humaine fait partie des critères qui permettent la censure ou la répression. J’aurais sur elle un jugement plus nuancé. Je sais ce que sont des conditions de détentions indignes : promiscuité, violence, humiliations, mauvaises conditions d’hygiène. Je peux définir objectivement ce type d’indignité. A titre personnel, je ne suis pas choquée par la décision qui a interdit l’exposition de corps transformés en objet de spectacle, tout simplement parce que le corps fait partie de l’être, et qu’il ne doit pas devenir une marchandise. Mais je suis prête à en discuter, car j’ai bien conscience que je viens d’émettre un jugement qui est à la frontière entre droit et morale. Or la dignité morale est évidemment la porte ouverte à toutes les interprétations, y compris les plus réactionnaires. Certains sont indignés par la simple nudité, représentée ou réelle, ou par le fait de voir deux homosexuels s’embrasser. En cela, l’affaire Présumés Innocents est inquiétante parce que, au fond, vous avez raison, la protection de l’enfance n’est qu’un prétexte, et ce que veulent ces gens, c’est normer l’espace du visible et de l’art selon des règles qui sont les leurs. Les intégristes catholiques déclarés ont souvent essayé, et les juges les ont souvent repoussés. Mais aucune liberté n’est définitivement acquise, et il faut sans cesse combattre pour quelle soit respectée. Le propre des intégristes, de toutes obédiences, même laïques, est de vouloir décider pour les autres, au nom de la morale qui fait un retour triomphant dans le monde des représentations. Pendant ce temps, le capitalisme immoral se tord de rire. La publicité pour les enfants se frotte les mains. Et les médias à scandale (mais qui résiste aujourd’hui à l’envie de faire scandale, donc d’avoir de l’audience? ) exploitent des récits de faits divers qui sont bien plus atroces que ceux des fictions. Alors, qui incite à la haine, qui porte atteinte à la dignité humaine, dans ce système qui est d’une grande hypocrisie? Tous les régimes répressifs (et nous en vivons un en ce moment) s’en sont pris aux œuvres. Sarkozy a failli interdire Rose bonbon, roman de Nicolas Jones Gorlin, car le héros était pédophile. Sur le fondement d’une loi de protection de la jeunesse contre les livres dangereux. Tout notre système légal de censure est à repenser, car il permet n’importe quelle dérive.

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