«L’ordre sportif troublé»

Philippe Liotard est sociologue, maître de conférences à l’université Claude Bernard (Lyon 1). Il travaille notamment sur les modifications corporelles, l’histoire et la sociologie du sport. 

Est-ce que vous assisté aux courses de Caster Semenya ?
Oui, j’ai vu la demi finale des mondiaux, et déjà à ce moment là, les réactions étaient nombreuses. L’apparence masculine de Caster Semenya, en rupture avec la norme, dans la carrure comme dans les traits du visage, a rapidement été l’objet de suspicions ; qui plus est conjuguée à sa performance puisqu’elle a battu les meilleures coureuses de 800 mètres alors qu’elle a tout juste 18 ans et que personne ne la connaissait. Cela renvoie à un phénomène que Frédéric Baillette a qualifié de procès de virilisation des athlètes femmes, procès dont elles sont victimes dès lors qu’elles produisent des performances et que leurs corps se transforment, échappant aux normes de la féminité. On se demande alors : «Est-ce que c’est une vraie femme ? Est-ce qu’elle a triché ? Est-ce qu’elle a caché son anatomie ? A-t-elle a pris des hormones ?». Il serait intéressant de comparer les discours qui ont été tenus sur Caster Semenya avec ceux qui concernaient les allemandes de l’Est dans les années 80, qui bâtaient tous les records (certains tiennent encore). Il était plutôt question de triche ; on mettait en cause leur musculature, leurs épaules très larges, mais pas leur identité ou alors seulement sur le mode de l’ironie «les femmes d’Allemagne de l’Est, enfin si on peut appeler ça des femmes…». Pour Caster Semenya, il a tout de suite été question d’identité.

Quels problèmes pose l’identification du sexe de cette athlète ?
Le premier problème que l’on rencontre est celui du choix des tests. Les critères d’appréciation de la féminité sont multiples et différents. Une personne peut être considérée comme une femme selon un test et pas selon l’autre ; aujourd’hui, on butte sur la question de l’intersexuation, c’est à dire des personnes qui possèdent des caractères des deux sexes. C’est en 1966 que l’on a testé pour la première fois la féminité de certaines sportives car leur apparence était en rupture avec les normes de la féminité. Le CIO a suspendu ces tests en 1999, cinq fédérations les utilisent toujours cependant (basket, ski, haltérophilie, volley, judo). La fédération d’athlétisme soumet Caster Semenya à un test alors qu’elle ne le pratique normalement plus. Et d’après les informations qui ont filtré, Caster Semenya serait hermaphrodite.

Dans quelle catégorie doit-elle alors concourir ?
La pratique sportive est structurée sur la base de ce que j’ai appelé une économie de la différence corporelle, qui organise un système de classement à partir des différences. Les hommes concourent avec les hommes, les femmes avec les femmes, les jeunes avec les jeunes, les handicapés avec les handicapés, les valides avec les valides. Ces catégories sont étanches et justifiées par le principe de l’équité sportive. Deux cas de l’actualité sont intéressants parce qu’ils viennent troubler l’ordre sportif : celui de Caster Semenya qui, comme on l’a vu, met en cause les catégories de sexe et celui d’Oscar Pistorius, sprinteur double amputé tibial, qui veut courir avec les valides mais dont on considère que les prothèses constituent un avantage.

Quelles conséquences pour Semenya ?
A priori, elle devrait conserver son titre car il semble admis qu’elle n’a pas triché. En revanche, on ne l’autorisera sans doute plus à concourir dans les compétitions internationales. Mais avant cela, je pense aux conséquences psychologiques sur la jeune fille. Elle a été élevée comme une fille, elle se voit comme telle, elle a gagné des courses et aujourd’hui on lui dit «Et bien non, vous n’êtes pas une fille. Vous n’êtes d’ailleurs pas un garçon non plus». À 18 ans, cela paraît dur à gérer ; une athlète de haut niveau indienne à qui une histoire similaire est arrivée a tenté de se suicider. Ensuite, il y a une question éthique d’ordre plus général : au nom de quoi peut-on rendre public le résultat d’un examen médical ? Tout le monde s’en saisit, le commente, même Hétéroclite… Il s’agit d’une intrusion dans la vie d’un athlète. Et c’est pareil avec le dopage : un sportif peut voir surgir chez lui à 6h du matin un médecin préleveur, tout comme un délinquant peut voir débarquer la police. Très souvent, on tolère dans le sport des pratiques intolérables ailleurs.

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