Communauté de vie

En juin dernier, comme chaque année, les défilés de la Gay Pride ont souvent été décrits dans les media comme de grandes célébrations de la «communauté homosexuelle». L’expression semble désormais s’imposer d’elle-même, mais est-elle si évidente ?

Des individus n’ayant en commun qu’une orientation sexuelle minoritaire peuvent-ils être reliés, presque “naturellement”, par une forme de solidarité, ou du moins une convergence d’intérêts ? C’est le pari, plutôt audacieux, que l’on fait chaque fois que l’on parle de la “communauté homosexuelle”. Non sans risques, car dans le débat public français, l’usage même du mot “communauté” a le don de susciter immédiatement les plus vives réticences. La raison en est à chercher du côté de la Révolution française qui, dans un souci d’unification de la nation, avait cherché à supprimer tous les regroupements susceptibles de s’interposer entre l’individu-citoyen et l’État, notamment à travers la loi Le Chapelier du 14 juin 1791. Dès lors, la nation devient la seule communauté acceptable, toutes les autres étant suspectées de mener au communautarisme, au repli sur l’entre-soi et à un séparatisme larvé. Mais pour les militants homosexuels, la communauté ne présente pas que des inconvénients : «l’esprit de communauté me semble absolument nécessaire», estime ainsi Denis Horvath, président d’ARIS, la plus ancienne association gay lyonnaise. «Malgré les avancées indéniables de ces dernières années, il reste de grandes batailles à mener (le droit au mariage, à l’adoption, à la procréation médicalement assistée…) et pour les remporter, la communauté est très importante car elle nous donne un pouvoir médiatique fort. C’est elle qui permet des avancées : cette année encore à Lyon, un gay étranger qui devait être expulsé vers son pays d’origine ne l’a pas été grâce à la mobilisation de la communauté LGBT. Les critiques qui lui sont adressées, pour moi, c’est de la poudre aux yeux, pour faire peur. Elles proviennent souvent de gens qui ne font rien, qui ont peur de s’investir et qui se complaisent dans l’immobilisme. En réalité il n’y a pas de ghetto, mais des communautés qui vivent ensemble».

La communauté, tu l’aimes ou tu la quittes !

La “communauté homosexuelle” existe-t-elle seulement ? Pas sûr, car la solidarité en son sein n’est pas toujours aussi forte qu’on le dit : certains homos se sentent ainsi discriminés, non pas seulement par des hétéros, mais aussi par d’autres homos, en raison de leur apparence physique ou de leur sexe. De plus, chez certains homos, l’idée de communauté agit comme un puissant repoussoir. Ceux-là ne veulent en aucun cas être mêlés à un milieu gay jugé trop commercial, trop superficiel et uniquement fondé sur la drague et le sexe. D’autres se sentent simplement plus proches de certains hétéros (ceux avec qui ils partagent les mêmes référents culturels, les mêmes valeurs et les mêmes goûts) que d’homos avec qui ils n’ont rien d’autre que l’orientation sexuelle en commun. Et considèrent que se revendiquer membre de la communauté homosexuelle, c’est aussi d’une certaine façon hiérarchiser, faire primer son orientation sexuelle sur les autres composantes de son identité (les affiliations religieuses, politiques, culturelles…), voire sur son appartenance à la communauté nationale. Ces avis mêlés et souvent contradictoires parmi les gays et les lesbiennes montrent que si on ne choisit pas son orientation sexuelle, le sentiment d’appartenir ou non à une communauté relève, lui, du libre-arbitre de chacun. Or, ce sont cette faculté et ce droit individuel à déterminer consciemment sa propre place au sein de la société qui sont systématiquement niés par un usage abusif du mot “communauté” par les media et les hommes politiques pour désigner l’ensemble des personnes homosexuelles. Y compris celles qui ne leur ont rien demandé.

Les nouveaux anticommunautaristes

À mesure que le terme “communauté” s’est imposé dans le débat public français pour désigner aussi bien les homosexuels que les Juifs, les musulmans, les Noirs, etc., s’est développé en réaction un courant de pensée “anticommunautariste” qui transcende les clivages partisans habituels. Il fédère en effet aussi bien des hommes politiques et penseurs de droite (comme l’élu UMP Robert Grossmann ou l’ancien directeur de la rédaction du Figaro Magazine Joseph Macé-Scaron) que des militants de la gauche chevènementiste (comme Julien Landfried), voire d’anciens membres du Parti Communiste passés à l’extrême-droite (comme Alain Soral). Eux-mêmes se présentent souvent comme des «républicains des deux bords» et universalistes. Dans leurs écrits, ce n’est pas tant l’homosexualité en tant que telle qui est fustigée, que son irruption dans le débat public, jugée illégitime car relevant uniquement de la sphère privée. Ce qui les conduit tout naturellement à s’en prendre, souvent violemment, aux mouvements homosexuels et notamment aux associations, principales pourvoyeuses de “l’idéologie homosexuelle” selon la thèse centrale d’un pamphlet paru en 2003, Les Khmers roses, signé François Devoucoux du Buysson. La même année, celui-ci fonde, avec Julien Landfried, le site Internet L’Observatoire du Communautarisme (www.communautarisme.net), qui se donne pour mission de traquer la communautarisation rampante de toutes les “minorités” (ou pensées comme telles). Au risque de sombrer parfois dans la caricature, en insistant par exemple sur les travers du monde associatif gay et lesbien, mais en passant sous silence son rôle fédérateur pour des individus parfois isolés ou son action déterminante en faveur d’une meilleure prise en compte par les pouvoirs publics de l’épidémie de sida. Entre la dénonciation des méfaits du communautarisme et la négation du droit des individus, la distance est souvent mince : les “anticommunautaristes” rejettent ainsi en bloc aussi bien l’ouverture du mariage aux couples de même sexe que les tentatives de prévention de l’homophobie en milieu scolaire. Plus grave encore, comme le faisait remarquer dès 2002 l’historien des idées Daniel Lindenberg : s’il n’y a «rien à objecter a priori» à ce souci de la cohésion nationale, «c’est toujours le communautarisme de l’autre qui fait problème» : la noble ambition de mettre en avant ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous distingue peut aussi cacher plus prosaïquement une peur de l’altérité. Ainsi, par leurs excès et la virulence de leur discours, les anticommunautaristes pourraient bien in fine produire l’exact inverse de l’effet désiré : détourner durablement les homosexuels français du modèle républicain et universaliste hérité de notre histoire nationale au profit d’un modèle anglo-saxon jugé plus souple et plus ouvert aux “minorités”.

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