Les féministes et le trottoir

La prostitution est-elle un esclavage ou bien faut-il respecter la liberté des femmes qui choisissent de vendre des prestations sexuelles ? Les féministes sont très partagés sur ce sujet.

Insultes sur les réseaux sociaux, prises de bec sur les plateaux télévisés, pétitions et contre-pétitions dans la presse… Rarement le mouvement féministe français s’est autant déchiré que depuis que la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, a déclaré le 24 juin dans Le Journal du Dimanche que «[s]on objectif, comme celui du PS, [était] de voir la prostitution disparaître». Si cette question suscite depuis longtemps des débats très vifs entre les défenseurs de la cause des femmes, ceux-ci avaient su par le passé surmonter leurs divergences pour afficher leur solidarité avec les luttes des travailleuses du sexe. Lorsqu’en juin 1975 une centaine de prostituées occupent l’église Saint-Nizier, située au cœur du «quartier chaud» de Lyon, et déclenchent un mouvement national bientôt relayé dans d’autres grandes villes de France, elles reçoivent le soutien quasi-unanime des féministes, et même d’associations abolitionnistes comme le Mouvement du Nid. Il en va tout autrement quand, au début des années 2000, en réaction notamment à la loi pour la sécurité intérieure (2003) voulue par Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’Intérieur), les prostituées descendent dans la rue, s’organisent et réclament la possibilité d’exercer leur métier librement. Une opposition franche s’installe alors au sein des féministes entre ceux qui considèrent que l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie privée de ses citoyens en interdisant les rapports sexuels entre adultes consentants et ceux qui estiment que la «liberté» de vendre son corps est illusoire et qu’elle ne fait qu’entériner un rapport d’exploitation sexiste par nature. Aux yeux des premiers, réduire les prostituées à de simples victimes, c’est leur dénier toute possibilité d’autonomie. C’est faire d’elles d’éternelles mineures, incapables de porter un jugement éclairé sur leur vie et a fortiori de diriger celle-ci de façon libre et indépendante. C’est donc une position confortable que s’octroient ainsi ceux qui militent pour l’abolition de la prostitution : elle leur permet de surplomber – et donc de dominer – celles qu’ils prétendent défendre. Si le féminisme a bien pour but l’émancipation des femmes, il ne saurait accepter qu’une partie d’entre elles se voient dénier toute capacité au consentement.

Un rapport d’exploitation sexiste ?

«Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit» disait le religieux français Henri Lacordaire (1802-1861). Cette citation recoupe en partie la pensée de nombreux partisans d’une disparition pure et simple des rapports sexuels tarifés. Ceux-ci soulignent que les personnes prostituées sont dans leur grande majorité des femmes, et les clients dans leur grande majorité des hommes. La prostitution n’est donc pas une activité «neutre» du point de vue du genre. Elle est l’une des expressions les plus crues de la domination des hommes sur les femmes. La légaliser, c’est signifier aux hommes (notamment aux adolescents et aux plus jeunes) que les femmes sont à leur disposition. Ces positions sont aujourd’hui défendues par une grande partie des associations féministes, de Osez le féminisme ! jusqu’aux Chiennes de garde, mais aussi par des figures historiques du féminisme français, comme Gisèle Halimi. À tel point que le Planning familial a du se sentir bien seul lorsqu’il a publié fin juin un communiqué intitulé «Oui, on peut être féministe et contre la pénalisation des clients !». Si une partie de féministes refusent donc de soutenir leurs revendications, les prostituées qui luttent pour une reconnaissance sociale et une légalisation du travail sexuel trouveront-elles des alliés du côté du mouvement LGBT ? Là aussi, le débat existe. Mais plusieurs associations de lutte contre le sida (AIDES, Act Up-Paris) ont depuis longtemps pris fermement position contre une éventuelle pénalisation des clients, laissant penser que le combat commun contre le VIH peut permettre une passerelle entre les prostituées et les associations homosexuelles.

Pour aller plus loin
Le sociologue Lilian Mathieu, chercheur au CNRS, travaille depuis plusieurs années sur la question de la prostitution. Il a notamment publié un article éclairant sur la position des féministes français à ce sujet. Prostituées et féministes en 1975 et 2002 : l’impossible reconduction d’une alliance est paru dans le dixième numéro de la revue interdisciplinaire Travail, genre et société (2003) et est disponible sur Internet.

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