Erin Brockovich en Norvège

 

Pour ses retrouvailles avec Ibsen, le grand metteur en scène allemand Thomas Ostermeier s’interroge sur les rapports entre populisme et démocratie dans une pièce très politique et actuelle.

Après avoir mis en scène Nora, d’après Une maison de poupée, Solness le constructeur ou encore Hedda Gabler, Thomas Ostermeier s’intéresse à nouveau à l’œuvre d’Henrik Ibsen avec L’ennemi du peuple. Dans cette pièce créée en Avignon en 2012, le médecin Thomas Stockmann, version norvégienne et fin XIXe d’Erin Brockovich, découvre que l’eau de sa ville est empoisonnée et, en cherchant à avertir la population des risques encourus, se heurte aux intérêts politiques et économiques de son frère, maire de la ville, et de puissants industriels. Isolé et discrédité par ses riches ennemis, le docteur Stockmann s’enferme peu à peu dans un radicalisme absurde, jusqu’à rejeter le principe même de démocratie. Parfois qualifiée de fasciste, cette pièce interroge les dérives du système capitaliste et la capacité de ce dernier à pousser les individus vers l’extrémisme. Transposé à l’époque contemporaine, dans une ville occidentale indéterminée, la mise en scène d’Ostermeier accentue les rapprochements avec la crise économique actuelle. Le metteur en scène berlinois va même jusqu’à insérer des extraits de L’Insurrection qui vient à la pièce, faisant de l’œuvre d’Ibsen un pamphlet contre le capitalisme libéral. Néanmoins, Ostermeier ne cherche pas à simplifier, à des fins politiques, la position complexe de Stockmann. En effet, le personnage d’Ibsen, qui verse peu à peu dans le populisme (déclarant notamment que «la majorité n’a jamais raison, la minorité a toujours raison») n’est pas racheté par la mise en scène. Ce qui intéresse Ostermeier, c’est plutôt de montrer comment le système capitaliste parvient à détruire toute croyance en la démocratie véritable – une démocratie qui ne serait pas dévoyée par le libéralisme et les intérêts particuliers – et à produire de l’extrémisme. Si l’entêtement de Stockmann à lutter contre une réelle injustice tourne à la farce, c’est parce que l’oppression dont il est victime l’empêche de distinguer les bienfaits de la démocratie. Si Erin Brockovich ne cède pas à la tentation de l’opposition primaire au gouvernement fédéral (dont sont pourtant friands les Américains des États du Sud), c’est parce que le personnage interprété par Julia Roberts finit par gagner contre les forces de l’argent. Loin du happy ending hollywoodien, le constat d’Ibsen est bien plus amer. Et la Norvège des années 1880 pourrait trouver un écho malheureux dans l’Europe des années 2010. Comment, en effet, ne pas penser à la situation que connaissent aujourd’hui nombre de pays de l’Union européenne, à commencer par la France, où l’injustice économique favorise la montée en puissance de l’extrême-droite ? Plus qu’une pièce prétendument fasciste, L’ennemi du peuple pourrait bien s’avérer prémonitoire.

L’ennemi du peuple, du 29 janvier au 2 février au Théâtre National Populaire, 8 place Lazare Goujon-Villeurbanne / 04.78.03.30.00 / www.tnp-villeurbanne.com

 

Thomas Ostermeier

_1968_ naissance à Soltau (Basse-Saxe), près de Hambourg, le 3 septembre
_1992-1996_ étudie la mise en scène à l’École supérieure de théâtre Ernst Busch à Berlin
_1996-1999_ metteur en scène et directeur artistique de la Baracke, laboratoire artistique du Deutsches Theater de Berlin
_1999_ prend la tête de la Schaubühne à Berlin, qu’il dirige encore aujourd’hui (en binôme avec la chorégraphe Sasha Waltz jusqu’en 2004)
_2004_ premier artiste associé au festival d’Avignon, il y monte pas moins de quatre spectacles, dont Woyzeck de Georg Büchner, présenté dans la cour d’honneur du Palais des Papes
_2010_ met en scène Dämonen de Lars Norén et Othello ou le Maure de Venise de Shakespeare
_2011_ met en scène Mesure pour mesure de Shakespeare

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