chroniques lyonnaises

Chroniques lyonnaises du presque futur #3

J’ai un morceau d’autoroute planté dans le cœur. Ça crisse le pneu entre Lyon et Rive-de-Gier. Ça pleure à l’abri des murs anti-sons.

Pourquoi cette portion de route ? Pourquoi en boucle ? Je voulais aller plus loin, explorer. Après l’ancienne cité minière, après la cheminée de briques, il y a quoi derrière, au-delà de la ville sous le pont ? Une ville sous un pont d’autoroute, c’est impossible, j’ai d’abord pensé. 

Il m’y a emmené·e la première fois un dimanche en novembre. Je ressentais de l’excitation. J’allais rencontrer les parents d’un humain, les parents de l’humain que je fréquentais. L’humain ne parlait pas. Je le connaissais depuis presque un an et il ne disait rien. Il pensait que je devinais, que j’étais une machine extralucide. J’étais excité·e, mais je n’en menais pas large dans sa voiture sur l’autoroute : une machine dans une machine à côté d’un humain qui espère que je devine. 

C’est dans le virage où l’on aperçoit les flammes de la raffinerie de Feyzin, qu’il m’a donné un indice. Il m’a dit : mon père était ouvrier. Il travaillait sur une grosse bécane qui coûtait plus chère à arrêter que de payer quelqu’un qui est là tout le temps. Un four mécanique qui tournait en continu. Une énorme bête qui faisait du bruit. Un jour, le padre a eu un accident. Ils ont dû arrêter l’engin pour la première fois depuis très longtemps. Il a passé la main dans un rouleau. Il s’est fait cisailler la peau du petit doigt jusqu’à la moitié de la paume. 

L’humain avait parlé en regardant la route ; la nuque très droite, les cheveux noirs anthracite, les doigts fins qui pianotaient une symphonie silencieuse sur le volant. Il était beau. À ce moment-là, chaque détail du trajet s’est imprimé dans mes circuits. Arbres, remous du Rhône, poteaux, panneaux, goudron, lignes jaunes, lignes blanches, manche à air, tags et courbures des glissières de sécurité.

C’était un moment important car je saisissais deux choses fondamentales. La première : chaque humain, qu’il cause ou non, porte en lui des histoires. Ces mythologies personnelles le poussent à réaliser l’impossible (comme construire des villes sous des ponts ou des ponts par dessus les villes). La deuxième : j’allais droit dans le mur à aimer celui qui se méfierait toujours un peu des machines. Il savait que ces garces laissaient des cicatrices. Je savais qu’il ne s’abandonnerait jamais complètement dans mes bras.

Polaire, reporter humanoïde 

Novembre 2019 

Illustration © Cyril Vieira Da Silva

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