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95 : Mémoire vive

Avec 95, son deuxième roman, Philippe Joanny revient sur une année charnière de l’histoire du VIH-sida, marquée par les hécatombes, avant l’arrivée des trithérapies. 

Au milieu du salon de Lucien, il y a ce canapé sur lequel Philippe évite de s’assoir. Parce que c’est là qu’Alex est mort, et qu’il y devine encore la trace de son corps. Ce souvenir, celui de la disparition d’un garçon de vingt et quelques années un soir de 1995, le souvenir de son corps couché sur ce canapé, comme endormi, ce souvenir jamais effacé de la mémoire de Philippe, forme la trame de ce roman de la mémoire qu’est 95

La mémoire de l’auteur bien sûr, mais aussi celle d’un groupe d’amis, d’une sorte de famille éparpillée à travers les années et que Philippe entreprend d’interroger. Sur Alex évidemment, mais aussi sur eux, sur ce temps d’une jeunesse enfuie qu’on ne saurait qualifier d’insouciante tant elle oscillait sans cesse — et Philippe Joanny le retranscrit à merveille — entre la joie et la terreur, entre la fête et le cimetière, entre la vie et la mort, toujours à deux doigts de basculer. 95 est le roman de la mémoire d’une communauté.

95. La date n’est pas un hasard. Elle est même terriblement signifiante. 95, une de ces années noires où la mort s’invitait sans cesse dans le quotidien des jeunes gays, mais aussi la dernière année avant l’arrivée des trithérapies qui allaient enfin tout changer. Ni Alex, ni Philippe, ni Lucien, ni Gaby, ni Jeff, ni Denis, ni Boris, ni Willy, ni Hervé, ni personne bien sûr ne le savait, et l’hécatombe continuait. Et à cause d’elle, face à elle, pour la repousser, la narguer, pour refuser la résignation ou s’interdire d’être submergés par le chagrin, les garçons de la bande de Philippe sortent, draguent, baisent, boivent, prennent des drogues, courent de club en club, s’étourdissent, rient aux éclats, se couvrent de paillettes, s’exaltent dans un éternel présent. Il faut vivre. Vivre vite. Vivre beaucoup. Vivre maintenant. L’avenir ? Quel avenir ?

95 va vite, court au fil des jours de la semaine qui a vu Alex mourir puis son enterrement, saute d’un temps à un autre avec une habileté rare, entrelaçant trois présents : celui de ces sept journées de 1995, celui de ce moment en 2000 où Philippe interroge les survivants, et celui d’aujourd’hui où l’auteur-narrateur s’efforce de reprendre le fil de ces vingt-cinq ans, contemplant les ruines de ce qui a disparu : le Marais, les boîtes, les bars, les amis, surtout les amis. « Ils tombent les uns après les autres et on les laisse tomber » écrit-il dès l’entame de ce deuxième roman. S’il a vacillé, lui n’est pas tombé. Joanny prouve surtout avec ce livre qu’il n’a pas laissé tomber, rien ni personne.

95

À lire

95 de Philippe Joanny (Grasset). En librairies.

© Clarisse Tranchard

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