Entretien avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud

En février et en mars, les chorégraphes François Chaignaud et Cecilia Bengolea seront présents aux Subsistances à Lyon, au Lux à Valence et à Bonlieu à Annecy, démontrant leur souplesse intellectuelle et physique, entre twerk, pointes, dancehall jamaïcain et danse indienne.

François Chaignaud et Cecilia Bengolea tracent un chemin inédit dans l’histoire et le paysage de la danse, entre transe, technicité et «ethno-chorégraphie». Ils s’approprient en effet aussi bien la «danse libre», pensée et conçue par Malkovsky au début du vingtième siècle, que les danses urbaines ou celles pratiquées dans les clubs du monde entier. Leurs dernières pièces tirent du voguing – (M)imosa, avec Trajal Harell et Marlene Monteiro Freitas) – mais aussi du dancehall jamaïcain, du krump, de la house, du split and jumpTwerk – une énergie, des mouvements, des pulsations recomposés dans des cérémonies à la fois archaïques et contemporaines, débordantes et finement structurées.

Ils nous avaient démontré, avec le Ballet de l’Opéra de Lyon, comment les pointes pouvaient générer des postures inattendues, plus proches de la transe que du classicisme (How Slow The Wind). Pour Dub Love, ils poursuivent cette recherche sur l’usage des pointes de ballet, parallèlement à un travail musical avec High Elements, Dj réunionnais, «qui puise dans les racines du dub pour créer une musique enjouée et solaire».

DUB LOVE, choregraphie et conception Francois Chaignaud et Cecilia Bengolea a la Menagerie de Verre du 26 au 28 novembre dans le cadre du Festival Inaccoutumes. Avec: Francois Chaignaud, Cecilia Bengolea, Ana Pi et High Elements (musique). (photo by Pascal Victor/ArtComArt)

Comment est né votre projet autour des danses urbaines et de club ?

François Chaignaud : J’étudie la danse académique depuis très jeune. J’ai été à l’internat et, jusqu’à ma sortie du conservatoire vers dix-neuf ou vingt ans, je n’ai eu quasiment aucune occasion de sortir en club ! J’ai été éduqué à la danse dans une sorte d’enclos hors du monde fait de dévotion et de concentration, mais très peu en dialogue avec les énergies extérieures. Les études universitaires, les rencontres, la curiosité m’ont donné envie de laisser cette force acquise dialoguer avec les forces qui animent les corps dans le monde, hors des conservatoires ! Je dois beaucoup à Cecilia et à d’autres, comme Trajal Harell, d’avoir éveillé mon attention et mon désir, vers le voguing d’abord, puis vers différentes danses dites urbaines. Dans le voguing j’ai trouvé un écho intime très fort.

Cecilia Bengolea : J’ai toujours dansé dans les boîtes de nuit comme si j’étais en transe. Je sentais que je dansais mieux ainsi que dans un studio de danse. J’ai donc voulu danser sur scène avec le même type de concentration sur la musique, très profonde, que j’éprouve face à un sound system.

Trouvez-vous dans ces différentes danses une inspiration commune, des invariants chorégraphiques ?

François Chaignaud : Je ne crois pas qu’il y ait d’invariant chorégraphique. On parle souvent de la danse comme d’un art universel, pour mieux la faire sortir de l’histoire et dévaloriser celles et ceux qui, au fil des siècles, la pratiquent, l’inventent, la transforment, en fonction des réalités économiques, sociales, politiques, personnelles… Je trouve plus intéressant de noter les variables entre chaque danse, chaque danseur, chaque style, chaque histoire – ce qui n’empêche pas de noter les effets de migration (évidents pour les danses urbaines, plus méconnus pour les danses ibériques, par exemple).

8 - grand entretien - im - tour du monde des danses urbaines © Pierre Ricci

Ces danses semblent vous intéresser aussi pour leur potentiel de contestation sociale. S’agit-il pour vous de témoigner des réalités sociales spécifiques dans lesquelles elles émergent ?

François Chaignaud : Je ne veux pas sembler récupérer la lutte de quiconque, et c’est une tentation trop fréquente dans les arts. Selon les cas, selon les contextes, certaines danses peuvent avoir un usage critique, ou libérateur, ou cathartique, de manière individuelle ou collective. Ces histoires sont fascinantes à observer, d’autant plus qu’elles sont toujours paradoxales et ambiguës. Le voguing ou le dancehall me paraissent traversés d’énergies bouleversantes, contre l’injonction à rentrer dans le rang ou à rester invisible. Mais elles sont aussi très imprégnées de consumérisme. Chaque danse a son profil, son propre agenda, qu’il serait bête et indigne de réduire à un type de théorie contestataire extérieur à leur pratique même.

Cecilia Bengolea : Je m’intéresse beaucoup au dancehall de Jamaïque, qui développe une esthétique de la violence, sans que les danseurs soient véritablement violents ou agressifs eux-mêmes. Ce qui apparaît comme violence, c’est en réalité la révolte des jeunes danseurs contre le système d’exploitation qu’ils subissent. Leurs danse est insoumise ; on pourrait qualifier le dancehall de mouvement punk ou anarchiste. C’est pourquoi je m’y identifie. Dans mon pays, en Argentine, et depuis mon adolescence, j’ai toujours rêvé à des modes d’organisation du monde plus libres et moins corrompus.

8 - grand entretien - im © Alexander Kargaltsev

Lorsque vous manipulez le vocabulaire du voguing, du split and jump et que vous interprétez les danses libres de Malkovsky, s’agit-il pour vous d’une démarche similaire ?

François Chaignaud : La curiosité est la même, mais les objets diffèrent ! J’ai envie, dans les prochaines années, d’étudier plus de formes artistiques, dansées ou chantées – des polyphonies géorgiennes aux danses urbaines ibériques du siècle d’or – et de les accueillir dans ma pratique, d’inventer des pièces qui ne manipulent pas les signes et les cultures, mais accueillent des sources multiples, chéries et mutantes.

Cecilia Bengolea : La danse libre est aussi un mouvement utopiste comme le dancehall, le voguing et le split and jump. C’est une danse post-révolution industrielle, mélancolique, nostalgique d’un temps plus doux où l’homme et la nature auraient été en harmonie. On ressent cette utopie dont rêvaient ceux qui ont créé la danse libre lorsqu’on la danse soi-même. C’est bouleversant de danser aussi bien des contestations de systèmes du passé que des contestations plus actuelles.

Qualifieriez-vous votre démarche de documentaire ?

François Chaignaud : Non ! Un documentaire supposerait une sorte de quête de vérité et sa restitution ! Spécialement en ce qui concerne l’histoire de la danse, on ne peut pas croire à la vérité ! Il y a des enquêtes, des versions, des fictions.

Le voguing joue avec des codes de classe mais aussi avec les normes de genre. Dans vos recherches et vos voyages, avez-vous découvert d’autres danses de club ou des danses urbaines élaborées spécifiquement par une minorité sexuelle ?

François Chaignaud : Je suis très étonné de la pratique du dancehall par des groupes de gays et de lesbiennes, en France ou aux États-Unis. En effet, ce style est fondé sur une très franche répartition des genres et des gestes. Il déploie même parfois un langage homophobe. Mais la puissance des pas et des sons parvient à rassembler différentes communautés ! Bien sûr, ces pratiques diffèrent de ce que Cecilia me raconte de la Jamaïque, mais je trouve très beau cette réappropriation par celles et ceux qui pourraient se sentir exclu-e-s ou rejeté-e-s par cette culture.

Cecilia Bengolea : Je vais souvent en Jamaïque et je danse alternativement les chorégraphies des garçons et des filles. La danse y est en effet très genrée. Il est clair que les homosexuels n’y sont pas acceptés. C’est étonnant et triste. J’ai découvert le dancehall en 2009, pendant les répétitions de (M)imosa. Ce sont des amis gays appartenant à la communauté du voguing qui m’y ont initiée. Cela m’a beaucoup impressionnée, mais j’ignorais alors qu’ils étaient en train de danser les pas des filles de Jamaïque, que l’on appelle dancehall queen steps. En Jamaïque, il est interdit pour les garçons de danser les pas des filles mais les filles peuvent danser les pas des garçons.

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En dansant du dancehall sur pointe, cherchez-vous à troubler la frontière entre savant et populaire ?

François Chaignaud : Le désir d’inclure les pointes est plus profond. Bien sûr, l’usage des pointes permet immédiatement de dialoguer avec l’archétype de la danse occidentale dite savante. Mais c’est aussi une manière de se rapprocher de danseuses aux puissances fulgurantes, de croire à la sorcellerie de la danse, de s’approcher du ciel et d’unir différents gestes par l’effort.

Cecilia Bengolea : Je ne pense pas aux pointes comme renvoyant à une danse savante. Mais plutôt comme à un système primitif d’élévation, un système très littéral. J’aime ce que cela produit concrètement, physiquement, dans tous les muscles du corps. Je ne pense pas aux métaphores de la rencontre entre des danses «propres», académiques, et des danses «impures» urbaines. Je préfère m’amuser avec la mécanique, le flow et le groove spirituel que l’on peut créer et sentir avec les danses sur pointes et les danses de rue.

 

Dub Love, les 5 et 6 février aux Subsistances, 8 bis quai Saint-Vincent-Lyon 1 04.78.39.10.02 / www.les-subs.com
Dumy Moyi, les 9 et 10 février et Twerk, les 17 et 18 mars à Bonlieu, scène nationale, 1 rue Jean Jaurès-Annecy 04.50.33.44.00 / www.bonlieu-annecy.com
Le Tour du monde des danses urbaines en dix villes, les 2 et 3 mars au Lux, 36 boulevard du Général De Gaulle-Valence  04.75.82.44.15 / www.lux-valence.com

 

Photo 1 : Twerk © Émile Zeizig.
Photo 2 : Dub Love © Pascal Victor / ArtComArt.
Photo 3 : Le Tour du monde des danses urbaines en dix villes © Pierre Ricci.
Photo 4 : François Chaignaud © Alexander Kargaltsev
Photo 5 : François Chaignaud dans Dumy Moyi © Odile Bernard Schröder

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