Éric Fassin : “la laïcité s’est déplacée des institutions vers les personnes”

Éric Fassin est sociologue, professeur à Paris VIII et à l’ENS et auteur de plusieurs ouvrages sur le genre et les minorités sexuelles.

 

Que vous inspirent les débats qui agitent actuellement le mouvement LGBT québécois autour de la laïcité?
Ils ne me semblent pas très exotiques : bien que le contexte soit différent (au Québec, pour des raisons historiques, la question du multiculturalisme s’est posée plus tôt qu’ici), ils ressemblent beaucoup à ceux que l’on peut avoir en France ou en Europe ! L’un de leurs enjeux, c’est de savoir si la laïcité est porteuse d’universalisme ou si la rhétorique universaliste est un masque qui cache un point de vue particulier, le point de vue dominant. Le doute est permis lorsqu’on voit des groupes très proches de l’extrême-droite et de la défense des “Français de souche“, comme Riposte laïque, se réclamer de cette valeur.

Pourquoi ces questions se posent-elles aujourd’hui aux militants LGBT et/ou féministes ?
C’est lié à l’émergence, à partir des années 2000, d’un populisme de type nouveau, incarné par exemple au Pays-Bas par Pim Fortuyn [leader politique hostile à l’islam et à l’immigration extra-européenne, assassiné en 2002, NdlR]. Fortuyn non seulement était ouvertement homosexuel, mais mettait en scène son homosexualité, qui faisait partie intégrante de son message politique. C’est un changement profond car traditionnellement, les populismes, comme d’ailleurs d’autres formes de nationalismes, reposaient sur l’idée que la nation devait être forte et virile ; idée dont découlait un discours très sexiste, homophobe et même antisémite, puisque les Juifs étaient censés être moins virils et étaient assimilés aux femmes et aux homosexuels. Cette évolution des populismes a entraîné l’apparition de ce qu’on a appelé l’homonationalisme, c’est-à-dire la tentation que peuvent avoir les homosexuels pour cette nouvelle forme de nationalisme sexuel.

Mais certains partisans LGBT de la laïcité insistent pour séparer celle-ci des questions d’immigration ou d’«identité nationale» ; faut-il alors encore parler d’homonationalisme ?
Évidemment, toutes les personnes se réclamant de la laïcité ne partagent pas forcément des vues racistes ou xénophobes. Mais le sens de ce combat n’est plus évident et on est obligés de prendre en compte ce contexte politique. À l’inverse, il est vrai qu’il est parfois compliqué de devoir défendre des conservateurs religieux au prétexte qu’ils sont en butte à des attaques xénophobes et racistes. De ce point de vue-là, la Manif pour tous, en clarifiant les choses, a rendu un énorme service à ceux qui tentent de défendre les minorités sexuelles sans verser dans la xénophobie et le racisme. Alors que, depuis le début des années 2000, on nous répète que les homophobes, les sexistes et les antisémites sont les jeunes de banlieue, on a pu voir que ces haines se portent très bien dans les beaux quartiers !

Plus que la séparation de l’Église et de l’État, c’est l’exigence de neutralité qui constitue une pomme de discorde…
Originellement, cette neutralité a été pensée pour protéger les consciences individuelles des empiètements des institutions. Aujourd’hui, elle semble devoir s’appliquer avant tout à des personnes. Ce n’est plus le crucifix (symbole de l’institution catholique) que l’on veut bannir des écoles, mais les signes religieux portés par les élèves. C’est un vrai déplacement, qui est au minimum discutable. Ce n’est pas la même chose de dire «laissez les consciences tranquilles» et de dire «soyez neutres».

La neutralité religieuse, étendue aux individus dans certains cas, n’est-elle pas une protection pour les personnes LGBT en butte à l’homophobie religieuse ou à l’intégrisme?
Le problème, c’est l’intégrisme lui-même, pas les signes religieux. Face à quelqu’un qui rejette l’homosexualité au nom de sa foi, on n’est pas plus protégé si cette personne est “neutre“ que si elle arbore des signes religieux.

 

Sélection d’ouvrages d’Éric Fassin
_L’inversion de la question homosexuelle (éditions Amsterdam, 2005)
_De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française (avec Didier Fassin, éditions La Découverte, 2006)
_Homme, femme, quelle différence ? La théorie du genre en débat (avec Véronique Margron, éditions Salvator, 2011)
_Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’État (éditions La Découverte, 2012)
_Gauche, l’avenir d’une désillusion (éditions Textuel, à paraître en mars 2014)

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