Laurie Laufer

Psychanalyse : Grand Entretien avec Laurie Laufer

Laurie Laufer est psychanalyste et professeure des universités. Elle compte parmi ceux qui œuvrent de l’intérieur pour que la psychanalyse renoue avec sa subversivité. Dans son passionnant livreVers une psychanalyse émancipée, elle nous aide à mieux comprendre l’histoire et l’importance des liens entre psychanalyse, théories féministes, mouvements LGBT+ et études de genre. 

” la psychanalyse ne va pas assez loin sur les questions de domination, d’oppression sociale et matérielle et sur les effets de ces dominations sur les dispositions psychiques”

Hétéroclite : Dans votre livre, vous citez Wittig, Beauvoir, Foucault, Preciado, Bourcier, toutes et tous disent que la psychanalyse est une discipline normative, patriarcale et bourgeoise. Comment expliquez-vous qu’ils et elles aient tous et toutes passé autant de temps à réfléchir à son propos ? 

Laurie Laufer : À l’époque de son âge d’or, si je puis dire, certains psychanalystes pensaient pouvoir tout dire de tout, sur tout. Et notamment sur la sexualité. C’est pour cela qu’elle a été considérée comme normative et que les activistes et militant·es LGBT+ l’ont rejetée. Mais je crois qu’il y a aussi une forme d’attraction envers la psychanalyse. Ces auteur·rices ont été probablement attiré·es par l’invention freudienne pour ce qu’elle avait de subversif par rapport à son époque. Même si certain·es de ces auteur·rices n’ont pas vécu l’expérience de l’analyse, ils et elles ont quand même l’idée, à juste titre, que c’est une expérience qui ne s’inscrit pas dans un dispositif médical et qui rompt avec les formes de psychologisation du comportement. Une analyse, c’est autre chose. C’est ailleurs. 

Vous citez Gayle Rubin : « La psychanalyse est une théorie féministe manquée ». Pouvez-vous nous expliquer ? 

Selon Gayle Rubin, la psychanalyse montre bien comment les normes sociales « construisent » les garçons et les filles. C’est pourquoi elle écrit que la psychanalyse est une théorie du genre. Mais c’est un féminisme manqué, parce que la psychanalyse ne va pas assez loin sur les questions de domination, d’oppression sociale et matérielle et sur les effets de ces dominations sur les dispositions psychiques. Ce que j’ai voulu montrer dans ce livre, ce sont les effets subjectifs de la rencontre entre une disposition singulière et un dispositif social. Quand Simone de Beauvoir écrit « on ne nait pas femme, on le devient », elle souligne clairement qu’il n’y a pas d’essence. Mais que signifie devenir une femme – ou des femmes – dans un dispositif social spécifique ? C’est la question qui m’intéresse. 

Donc quand la psychanalyse est accusée d’être homophobe, vous diriez que c’est faux ? 

Certain·es psychanalystes peuvent l’être. Il y a des psychanalystes dans les années 2000 qui disent que l’« on peut guérir de l’homosexualité », d’autres encore considèrent qu’être psychanalyste et homosexuel·le peut poser problème. Les corpus théoriques freudien et lacanien sont assez clairs à certains moments pour dire que l’homosexualité n’est pas un problème, que c’est un choix d’objet, une variation sexuelle. Pour autant, il y a des freudiens et des lacaniens qui considèrent que l’homosexualité reste un problème. Donc la psychanalyse ne serait pas homophobe d’un point de vue théorique mais comme « La » psychanalyse n’existe pas, mais qu’il existe des psychanalystes, oui, il y a des psychanalystes homophobes. 

Dire qu’on est un·e psy safe, concerné·e ou allié·e, c’est politiquement nécessaire et politiquement catastrophique.

Justement, dans le milieu militant, il importe de situer d’où je parle et il existe des listes de psy repérés comme safe. Preciado dès le début de sa conférence « Je suis un monstre qui vous parle »(voir Hétéroclite #155) interpelle les psys concerné·es. Que pensez-vous du fait de se situer en tant que thérapeute ? 

Je cite, dans mon ouvrage, une phrase de David Halperin qui m’a fait réfléchir. Il écrit : « Une identité gay [on peut penser à n’importe quelle identité] est politiquement nécessaire et politiquement catastrophique.» Politiquement nécessaire parce que la visibilité et la reconnaissance de cette identité sont importantes dans l’espace social. Mais, comme le dit Halperin dans les pas de Foucault, elle est politiquement catastrophique parce qu’elle implique l’idée d’une « essence », d’une « nature ». Elle risque de fixer, figer quelque chose d’identitaire, alors que les identités sont mobiles, fluides. La question, comme le dit Foucault, c’est le contrôle qu’il va y avoir, et la normalisation qu’il peut y avoir sur des identités fixées, figées. Je vais donc vous répondre de la même façon : dire qu’on est un·e psy safe, concerné·e ou allié·e, c’est politiquement nécessaire et politiquement catastrophique. Qu’impliquerait pour certain cette morale d’état civil ? Je ne pourrais pas recevoir des hétéros si je suis lesbienne ? De femmes racisées si je suis blanche ? Là il risque d’y avoir une fixation identitaire qui, me semble-t-il, poserait un certain nombre de problèmes. Dans l’espace analytique, en effet, il s’agit de laisser le champ un peu ouvert. La psychanalyse, ce n’est pas une compréhension mutuelle. Ce n’est pas parce qu’un·e transpédégouine – j’emploie le terme de Bourcier – arrive en disant « vous allez me comprendre » que ça va être le cas. Parce que ça n’est pas toujours la question, en fait. Si je reçois quelqu’un qui a perdu un proche, son enfant, son père ou sa mère, ce sont des expériences singulières qui ne relèvent pas de la compréhension. La question est : qu’est-ce que la personne va faire, va vivre, va expérimenter avec ce qu’elle est en train de dire ? C’est s’adresser à la liberté de l’autre qui me paraît important dans l’espace d’une cure ; que l’autre puisse s’adresser à sa propre liberté, quelle qu’elle soit. En revanche, là où quelque chose se joue, c’est qu’une parole n’est possible que là où il y a une écoute. Et il y a des écoutes qui sont plus ouvertes aux questions LGBT+.

Peut-on faire le lien avec la proposition théorique de Gayle Rubin qui dit qu’il faut « rendre anodines les pratiques sexuelles » ? C’est abyssal comme changement de paradigme pour la psychanalyse qui s’est énormément construite autour de la sexualité. 

Exactement. La proposition de Gayle Rubin, « rendre les pratiques sexuelles anodines », c’est le sexe sans sexualité. Parce que le dispositif normatif de la sexualité, tel que Foucault en parle, la scientia sexualis c’est le dispositif discursif sur la sexualité. Pourquoi cet excès de signification de la sexualité ? Et à qui ça sert, si ce n’est à reproduire des normes qui corsètent ? Si dans mes pratiques sexuelles, j’ai envie d’être dans un rôle d’homme dominant, pourquoi pas ? Certaines pratiques sexuelles rejouent complètement, avec le consentement des partenaires les pratiques de domination, d’autres de soumission. Ce n’est pas nouveau quand même. C’est pourquoi la psychanalyse n’est pas une sexologie. Il ne s’agit pas d’aller voir du côté de « la bonne sexualité », qui serait une sexualité que l’on considère, dans le discours néolibéral, comme épanouie ou performante. 

“Avec la prescription des séances de psychothérapies par les médecins, on entre dans le discours néolibéral de l’évaluation, de la visibilité, de la rentabiliTÉ”

Dernièrement Emmanuel Macron a annoncé le remboursement, sur prescription médicale, de séances de psychothérapie. On rentre donc sous le contrôle du médical et le pouvoir gouvernemental que Foucault dénonçait ? 

Un contrôle que Foucault dénonçait, un pouvoir que Freud, à juste titre, craignait puisque justement il invente la psychanalyse pour rompre avec la psychiatrie et la médecine de son temps. Par ce geste, il créé un ailleurs, tant théorique que pratique. Alors, quand on entend que la psychanalyse ou la psychothérapie vont être placées sous la houlette du médical, il y a de quoi s’inquiéter. On risque de s’inscrire de nouveau dans la santé mentale. 

Par ailleurs, pourquoi un·e psychanalyste ne pratiquerait-il pas avec son patient un dispositif financier adapté ? Dans ma pratique, mon dispositif est adapté aux conditions matérielles des personnes qui viennent me voir, à leur précarité. Il faut un investissement du patient, que ça coûte quelque chose, que ça ait une valeur, mais il faut que ce soit possible aussi pour elle ou lui. À l’inverse, avec la prescription des séances de psychothérapies par les médecins, on entre dans le discours néolibéral de l’évaluation, de la visibilité, de la rentabilité. La question du remboursement des psychothérapies relève, en quelque sorte, du contrôle social. 

Est-ce que ça ne serait pas ça la voie de renouveau de la psychanalyse par rapport au développement personnel et aux thérapies de coaching qui peuvent relever de la performativité et de l’exigence de résultat ?

Oui, l’expérience analytique peut être un endroit de résistance biopolitique à certaines injonctions néolibérales pour le sujet. Quand une personne dit : « J’ai l’impression de rater ma vie », qu’est-ce que cela veut dire ? Que signifie réussir sa vie ? Gagner de l’argent ? Et pour qui faudrait-il “aller mieux” ? Pour que je sois un corps valide, capable de travailler ? Un objet de production ? Je crois que, parfois, les espaces d’analyse sont des lieux de micropolitiques, comme disait Guattari, des endroits de résistance à des formes normatives de discours intériorisés de réussite. Dans ces moments de subjectivité s’opèrent parfois des déplacements, qui nous permettent, comme l’écrivait Foucault, de ne pas être « tellement gouverné·es ». 

À lire

Vers une psychanalyse émancipée : Renouer avec la subversion de Laurie Laufer, aux Éditions La Découverte. En librairies.

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