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Accros aux crocs : les toits de la ville

Après une nuit d’errance particulièrement frustrante, Galaad s’était faufilé dans le hall d’un immeuble du centre-ville, avait monté quatre à quatre les marches des six étages pour rejoindre les greniers, avait d’un coup d’épaule fait sauter la porte en bois qui en bloquait l’accès et s’était hissé depuis un velux sur le toit de briques rouges.

Il avait soudainement éprouvé ce besoin irrépressible de prendre de la hauteur, de s’extraire des ruelles étroites et oppressantes qui n’offraient aucune perspective, alors même que l’aube n’allait plus tarder à poindre. 

Voilà plusieurs semaines déjà qu’il traînait une lancinante mélancolie à travers les clubs de la ville qu’il écumait chaque soir. Il restait debout, dans l’angle d’un fumoir, observant la foule jeune et transpirante qui livrait ses corps sensuels à la danse. Pourtant, ce spectacle qu’il avait passé des années à rechercher avidement ne provoquait plus chez lui une once de désir. Les rencontres fortuites lui paraissaient maintenant sans intérêt, toutes les conversations naissant à la dérobée au coin des comptoirs sonnaient creux. Le sentiment de solitude qui le rongeait de l’intérieur semblait peu à peu se muer en une carapace, certes invisible mais très résistante, qui le coupait du monde et l’empêchait de se lier à qui que ce soit. 

Néanmoins, il n’avait pas toujours été seul. Pendant plusieurs années, il avait eu à ses côtés un compagnon de route, une épaule sur laquelle s’appuyer, des bras dont l’étreinte constituait un foyer. Ils écumaient ensemble les villes, repérant sans un mot leurs proies et mettant en place des stratagèmes muets et sophistiqués pour les ferrer. Chacun devinait dans les yeux de l’autre son humeur, sa déception ou sa félicité. Ils avaient sillonné des pays entiers, traversé des mers et des océans, longé des côtes et visité des îles. Sans doute Galaad avait-il commis l’erreur de croire que ce bonheur serait sans fin, que cette complicité pouvait suffire à les rendre heureux pour toujours. 

Peu à peu cependant, l’image s’était fendillée. Tout d’abord un fin craquèlement auquel personne n’avait vraiment prêté attention. Mais cette fissure infime était brusquement devenue le réceptacle d’attentes déçues, de sentiments tus, provoquant l’éloignement de leurs plaques tectoniques personnelles. Les chasses s’opéraient à nouveau en solitaire, les instants de convivialité s’estompaient dans le temps. L’absence, douloureuse et déchirante, distillait un poison de suspicion et d’étrangeté. La contamination s’était répandue plus vite qu’ils ne l’auraient cru. Avec le recul, Galaad voyait clairement désormais ce processus qu’il n’avait pas su enrayer à temps. Ils s’étaient perdus l’un pour l’autre et à présent seul le manque persistait. 

Étendu sur le toit de briques, Galaad fixait l’horizon alors que perlaient aux coins de ses yeux de fines larmes de sang. Au-dessus des bâtiments de la ville commençaient à apparaitre les premiers rayons du soleil et les souvenirs qui remontaient par vagues à la surface brouillaient l’esprit de Galaad, l’empêchant de prendre la décision de se mettre à l’abri, de choisir une fois de plus la survie dans cette existence incomplète plutôt que la mort.

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